Son premier carnaval remonte à 1946, il avait 16 ans et la ville était en ruines : à 85 ans, Jean Chatroussat s'apprêtait dimanche à revêtir une fois encore son habit de roi nègre, pour aller "faire la bande" avec les "enfants" de Jean Bart dans les rue de Dunkerque (Nord).
Il est midi, au premier jour des "Trois Joyeuses", point d'orgue du carnaval de la cité portuaire, et l'octogénaire "fait chapelle". Comme des dizaines de Dunkerquois, il ouvre son appartement à ses connaissances, venues prendre un verre ou des nouvelles, manger un bout de hareng et chanter quelques chansons, heureux d'échapper un instant à la foule.
"Comme dit un de mes amis : santé, mais pas des pieds !", dit-il dans un éclat de rire, remplissant à la ronde des verres de mousseux, en chemise rayée rouge et bleue et chapeau melon.
Sur les murs du petit appartement, les serpentins zigzaguent entre les têtes de biches empaillées. Dans la cuisine, les marmites de soupe à l'oignon et les plats de harengs confits dans du vinaigre patientent. Trois cents visiteurs sont attendus jusqu'au soir.
"A Dunkerque, on est très attaché à nos racines, à notre folklore", explique l'ancien marchand de légumes. "Pour moi, faire carnaval, c'est un devoir de mémoire envers ceux qui ont fait la pêche en Islande et la richesse du port de Dunkerque".
Quelque 40.000 personnes devaient participer dimanche après-midi au carnaval de Dunkerque, sans chars ni masques. Son origine remonte au XVIIIème siècle et au banquet offert par les armateurs aux pêcheurs qui partaient pour la pêche à la morue.
Dès le matin, plusieurs milliers de carnavaleux ont envahi les rues ensoleillées pour l'"avant-bande", un premier défilé au son des fifres et des tambours, cortège hérissé de parapluies colorés attachés à des cannes à pêche.
A sa dislocation, au pied de la statue de Jean Bart, corsaire de Louis XIV et héros de la cité, les premiers visiteurs sont arrivés chez Jean Chatroussat et sa femme Jannine, 82 ans, un superbe boa orangé autour du cou.
Le "graal" ? Mener le cortège
Il y a là "le Zèbre" et "Titic", deux colosses d'1,90 m et cent kilos chacun, en veste zébrée et léopard, le visage noir d'ébène. "Jean, c'est notre modèle depuis qu'on est tout petit", dit Olivier, un policier de 45 ans, alias "le Zèbre", en montrant son pagne en raphia, le même que celui de l'octogénaire, qui se déguisera en roi nègre après le déjeuner.Le "Zèbre" et "Titic" défileront dimanche après-midi "en première ligne". Lorsque le "tambour major", en tête du cortège, lèvera sa canne, les musiciens et les premiers rangs, bras dessus bras dessous, s'arrêteront, les rangs derrière continueront eux de pousser : ce sera le "chahut".
"Soixante à 100 personnes seulement peuvent prétendre aller en première ligne", explique "le Zèbre". Il faut, énumère-t-il, avoir fait le carnaval "depuis tout
petit", être "plutôt costaud" et "respectueux des codes et traditions non écrits".
"Au fil des ans, on avance dans les rangs, à force, on se fait connaître et on nous accepte, jusqu'à finir tout devant, c'est le graal pour tous les carnavaleux",
dit-il fièrement.
Jean Chatroussat se contente désormais d'aller faire un tour dans les rues dans l'après-midi et d'assister au jet de 450 kilos de harengs du haut du balcon de l'hôtel de ville.
"J'ai été en première ligne pendant pratiquement cinquante ans jusque dans les années 90, maintenant, j'ai mal partout toute la semaine, sauf le jour du carnaval", rigole-t-il.