INTERVIEW. Blandine Rinkel, auteure de "L'Abandon des prétentions" chez Fayard, nous parle de son livre, de sa mère, de Rezé, de la vie...

La critique est unanime, "L'Abandon des prétentions" est la sensation littéraire de ce début d'année. L'auteure d'origine rezéenne y dresse le portrait de sa mère et à travers celui-ci s'interroge, nous interroge, sur la définition d'une vie réussie. Nous l'avons lu et aimé. Interview.

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L'Abandon des prétentions est le portrait de votre mère mais pas seulement. Vous y dressez aussi le portrait, me semble-t-il, d'une société à deux vitesses avec d'un côté du fleuve les gens qui brillent en société, de l'autre les gens ordinaires qui n'ont que la solidarité, l'entraide et le ciel gris pour horizon. Avez-vous le sentiment d'avoir passé votre jeunesse à la marge de "l'éclat et l'élégance" pour reprendre vos mots, à la marge de la lumière, de la culture, d'un monde cool et branché ?

Je suis heureuse d’avoir passé la jeunesse que j’ai passée et qui avait aussi, dieu soit loué, son lot d’extraordinaire. Ce que je regrette, si regret il y a, ce n’est absolument pas de « n’avoir pas appartenu au cool » mais c’est au contraire l’indifférence que « ce cool officiel » de la capitale semble porter aux mondes d’à côté. Il me semble y avoir à Paris, dans une certaine presse, dans les évènements qui rythment la vie culturelle, une myopie considérable à l’égard de la diversité des formes de vies et d’activités possibles. Il est des vies discrètes qui ne vont ni au combat ni à la polémique, ni à au coup d’éclat ni à la quête d’élégance et qui pourtant ne sont pas ennuyeuses ou creuses, mais simplement porteuses d’autres valeurs — des valeurs d’attention, d’humour, de curiosité, etc. Des valeurs plus sombres aussi, parfois. On existe même quand on ne crie pas pour le dire ou pour le montrer.


le centre du monde est partout, y compris dans la cuisine de ma mère


Ce qu’à fait Pierre Michon avec ses Vies minuscules ou Jean Rouaud (autre habitant de la Loire Atlantique, à son époque Loire Inférieure) avec Les champs d’honneur, ce n’est rien d’autre que ça : montrer qu’une certaine lumière passe partout pourvu qu’on se donne la peine d’aller y regarder. Pourvu qu’on prenne la peine de décrire. Un ami m’a récemment dit « je pensais que ton livre sur une petite vie provinciale allait me faire chier, mais en fait non », et c’est exactement ça qui me marque : l’ironie myope de certains habitants de la capitale à l’égard de ceux qui n’habitent pas au coeur des ambitions ou que sais-je, et qui s’en foutent, de ne pas y habiter. Car ils ont d’autres paysages, d’autres joies, d’autres manière de se saisir du réel. C’est ce que je voulais montrer. Que le centre du monde est partout, y compris dans la cuisine de ma mère.
Aujourd'hui, vous dansez, vous chantez, vous écrivez... Est-ce que cette boulimie  de culture, de création, est le juste retour d'une jeunesse rezéenne terne ?

J’ai des amis qui habitent toujours à Rezé et qui chantent beaucoup aussi. Pas sûre d’être d’accord avec la hiérarchie géographique que votre question induit (ou que j’ai induite en restituant mes pensées d’adolescence dans mon livre). Par exemple, j’ai écrit la plupart de mon livre en Vendée et non à Paris : c’est dans une ville balnéaire déserte que j’ai trouvé la plus de carburant pour écrire, rester concentrée, etc. Chaque ville a ses caractéristiques précises, avantages et inconvénients spécifiques. À mes yeux, le mieux est encore d’alterner (encore faut-il le pouvoir). Ce n’est pas un retour de bâton, donc, en revanche peut-être que l’espèce d’hyper-activité dont je suis coupable ou victime émane en effet des longs temps passés seule dans ma chambre et dans ma rue, à observer et à ingurgiter des objets culturels de manière chaotique et libre, sans aucune pression, sans aucune injonction à la réussite, sans grand espoir et donc sans peur. Personne n’attendait rien de moi, tout était à inventer.


Ce roman est-il finalement une façon de dire au revoir à Rezé, à votre jeunesse... ?

Au contraire, une façon de dire bonjour et de la rencontrer autrement cette ville, après en être partie brutalement, par curiosité de l’ailleurs et par lassitude des choses que je croyais comprises. J’ai un peu fui à 18 ans, avec insouciance et excitation, et ce roman, c’est une façon de regarder de plus près ce que je croyais savoir en partant. En l’écrivant je réalisais à quel point j’ignorais tout de la ville de mon enfance. Qui avait construit le parc près de chez moi ? Combien d’habitants à Rezé ? Depuis combien de temps s’appelait-elle ainsi ? Je croyais connaître une ville donc je ne savais rien. Manière de s’apercevoir qu’on en a jamais fini avec un paysage ou avec un visage, aussi familiers puissent-ils nous apparaître. La littérature nous rappelle cela : que le monde qui nous entoure est une énigme constante et renouvelée.
On sent que vous en voulez un peu à votre mère, vous n'êtes pas très tendre dans le portrait que vous en faites. Et en même temps, on sent beaucoup d'amour, de compassion. Vos rapports ont-ils changé avec le livre ?

Oh non, je n’en veux pas du tout à ma mère. Comme n’importe qui j’imagine, j’ai traversé en souterrain une sorte de crise d’adolescence où j’ai pu reprocher silencieusement à Jeanine de n’être pas tout ce que le monde avait à offrir ; de ne pas m’avoir tout montré ; de ne pas avoir tout connu ; de ne pas vivre partout ; d’avoir une manière d’exister à elle, un peu docile peut-être, une manière unique et minuscule — je lui reprochais de n’être qu’elle-même en somme. Aujourd’hui je l’aime justement parce qu’elle n’est qu’elle-même. Parce qu’elle est spécifiquement ce qu’elle est


Nous avons de très bons rapports, aimants, mais aussi une sorte de distance élémentaire. Une pudeur bretonne, parait-il
 

Après, c’est drôle comme les lectures de ce livre divergent, certains le trouvent trop rose, d’autres trop acide, selon qu’ils se focalisent sur telle page ou telle autre, selon la distance qu’eux-même portent à leurs parents j’imagine. Jeanine a perçu dans ce livre plus d’affection que d’attaques, je crois. C’est aussi que son propre regard sur elle-même m’a toujours semblé lucide, une drôle de lucidité — parfois triste. Nous avons de très bons rapports, aimants, mais aussi une sorte de distance élémentaire. Une pudeur bretonne, parait-il. Notre relation n’a pas changé avec ce livre, qui les reflette en fait, « à bonne distance ». La seule chose qui a changé c’est mon attention envers elle, plus accrue, et sa propre attention à elle-même, plus amusée aussi peut-être.
Il y a un peu de Raymond Depardon dans votre regard sur la vie ordinaire, une espèce d'instantané de la vérité, de la réalité, de la France ordinaire, sans phare mais avec finalement beaucoup d'amour. Qu'en pensez-vous ?

J’aime énormément le travail de Depardon. Sa démarche, son regard. J’aimerais avoir la force d’être crue et lumineuse comme lui ; j’en suis encore très loin. Pour aimer, pas seulement séduire mais bien aimer quelqu’un, profondément, c’est à dire aussi avec ce qu’il y a chez lui d’imparfait, de ridicule, de dérangeant, de sale même, il faut lâcher toute complaisance je crois, se défaire de tout arrangement avoir soi-même et avec le sujet qu’on a en face de toi. Depardon parvient à ça avec son appareil. A capturer avec dureté et tendresse. Il y a une photo de lui que j’apprécie tout particulièrement, celle de la paysanne, Madeleine Lacombe, prise dans sa cuisine en 1987, son visage magnétisé par des rayons de lumière qui viennent de la fenêtre. Ma mère est plus jeune et plus urbaine que cette Madeleine, clairement, mais si je voulais que mon livre soit associé à une image mentale, ce serait, idéalement, une image comme celle-ci.
Libé, Télérama, Les Inrocks... Vous cumulez les critiques élogieuses. Est-ce là le début d'une vie réussie ?

Ahah, je ne suis pas sûre que la réussite d’une vie tienne au nombre de critiques élogieuses dans la presse — même si celles-ci réchauffent et donnent de l’énergie, vous aident à vous défaire de la peur d’agir, d’agir mal, d’agir trop, d’agir décalé que sais-je, la peur trouve toujours mille prétextes pour s’insinuer dans nos existences. Mes amis Arthur et Pierre donnaient comme « réussie » une vie où l’on serait parvenu à se débarrasser de la peur, aidant les gens autour de soi à se débarrasser des leurs également — ce qui prend bien toute une vie, expulser ses peurs pour agir au plus près du désir. C’est la définition la plus juste de la « réussite » que j’ai trouvé jusque là.

Propos recueillis par Éric Guillaud le 3 févvrier 2017

Blandine Rinkel sera l'invitée de l'émission "9h50 le Matin" lundi 6 février. Elle sera également en dédicaces le même jour à 17h30 à la librairie Durance à Nantes
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