Alors qu'il s'apprête à quitter ses fonctions, le procureur de la République Éric Vaillant revient sur six années passées à la tête du parquet de Grenoble et les nombreuses enquêtes marquantes qu'il a dirigées, notamment contre le trafic de drogue.
Après six ans à la tête du parquet de Grenoble, l'heure est au bilan. Le procureur de la République Éric Vaillant va quitter ses fonctions dans les prochains jours pour rejoindre les rangs du parquet général de Caen en tant qu'avocat général.
Meurtre de Lilian Dejean, procès de Nordahl Lelandais, fusillades sur fond de narcotrafic : sa mission à Grenoble a été ponctuée de nombreuses affaires médiatiques. Éric Vaillant dresse, pour l'émission Dimanche en Politique sur France 3 Alpes, le bilan de son action au parquet de Grenoble.
"France 3 Alpes : Votre passage à Grenoble a été marqué par plusieurs grands procès comme celui du meurtre de la petite Maëlys ou de Victorine Dartois. Quel souvenir en gardez-vous ?
Éric Vaillant : J'ai un souvenir particulier de l'affaire Victorine [jeune femme de 18 ans dont le corps dénudé a été découvert dans une rivière 36 heures après sa disparition, NDLR]. Quand on nous a appelés, qu'on nous a expliqué ce qu'il venait de se passer, qu'on a vu la photo de cette jeune fille, on a tous été très perturbés. Cela nous arrive de temps en temps. Ce n'est pas si souvent parce qu'on a l'habitude de gérer des affaires criminelles, mais celle-ci nous a tous remués.
Je ne suis pas allé tenir le siège du ministère public aux assises dans le dossier Nordahl Lelandais [qui comparaissait à Grenoble pour le meurtre de la petite Maëlys, NDLR]. C'est le procureur général Jacques Dallest qui a tenu ce rôle mais j'ai pu intervenir à plusieurs reprises devant les médias parce qu'il y avait une pression très forte sur cette affaire comme sur beaucoup d'autres ici à Grenoble.
La mort de Lilian Dejean, l'agent municipal tué par balle en septembre dernier à Grenoble, a également déclenché une vive émotion. Son meurtrier présumé a été arrêté au Portugal fin novembre. Comment s'organise une telle traque ?
C'est un énorme travail. On ne le mesure pas forcément. Je me souviens de certaines questions : 'Comment se fait-il qu'il ne soit pas encore arrêté ?' Il a passé une frontière, ce qui ne facilite pas les choses, donc cela a été un très gros travail des policiers.
Des heures et des heures de travail de dizaines de policiers qui, à un moment donné, ont pris contact avec les policiers du Portugal, avec une interpellation en moins de deux mois, ce qui est très satisfaisant. C'est aussi une affaire qui nous a tous marqués, notamment ceux qui ont pu voir la vidéo du meurtre. Parce qu'on voit le meurtre et c'est glaçant.
Une marche blanche a été organisée quelques jours après la mort de Lilian Dejean. Comment la justice fait-elle face à la pression populaire et médiatique sur ces grandes affaires ?
C'est simplement en faisant son travail, et en essayant de le faire encore mieux que d'habitude. On essaye de le faire bien tout le temps, cela va de soi. Mais on y met des moyens sans doute supplémentaires, les policiers mettent des moyens supplémentaires. On essaye de faire le job et on a envie de le faire bien.
La question que pose la mort de Lilian Dejean n'est-elle pas celle de la circulation des armes dans l'espace public, et notamment à Grenoble ?
Il y a différents types d'armes. Ce que nous voyons, ce que les policiers constatent, c'est qu'il y a beaucoup de personnes qui se baladent en ville avec des couteaux, des bombes lacrymogènes, ce qui est interdit.
Après, on voit bien que les délinquants, eux, ont des armes de poing - des pistolets, des revolvers - et des kalachnikovs. Pour protéger leur business qui est extrêmement lucratif, ils trouvent des armes. Il y a des braquages d'armureries, des armes qui viennent des pays de l'Est... Tout un trafic et ils savent où se procurer ces armes à des prix pas excessifs.
La question des armes s'est aussi retrouvée au cœur des préoccupations après le braquage d'un fourgon de transport de fonds en pleine journée dans le centre-ville de Grenoble. Avez-vous constaté cette peur de la "balle perdue" ?
Je l'ai en effet constatée, et récemment encore. J'ai en tête plusieurs affaires. L'une à Fontaine où un jeune qui venait acheter de la drogue sur un point de deal s'est retrouvé au mauvais endroit au mauvais moment et s'est fait tuer. A priori, la victime n'avait rien à voir avec cette fusillade. Elle s'est fait tirer dessus, c'était une balle perdue.
Tout récemment encore, une jeune fille de 16 ans a pris une balle dans la cuisse [à Echirolles alors qu'elle se promenait avec une amie, NDLR]. Elle n'avait rien à faire avec le trafic de stupéfiants.
De nombreuses fusillades ont émaillé l'actualité ces derniers mois au point qu'il est devenu difficile de les compter. Ont-elles toutes un lien avec le narcotrafic ?
Oui, sans aucun doute. Il y a plusieurs types de fusillades. On a même vu des fusillades de dealers qui venaient, avec des armes, tirer sur leurs propres guetteurs pour leur dire qu'ils ne guettaient pas assez bien, qu'il fallait faire plus attention.
Un point de deal à Grenoble est tellement rémunérateur : 30 000 euros de chiffre d'affaires par jour pour un point de deal qui fonctionne bien.
Eric Vaillant, procureur de la République de Grenoble
Les plus dangereuses, ce sont évidemment les fusillades de représailles ou pour prendre un point de deal. Un point de deal à Grenoble est tellement rémunérateur : 30 000 euros de chiffre d'affaires par jour pour un point de deal qui fonctionne bien, ça veut dire plus de 10 millions d'euros par an.
On entend parfois dire que les dealers viennent désormais de Marseille ou d'autres grandes villes, attirés par l'appât du gain que représente Grenoble. Est-ce une réalité que vous constatez ?
Les Grenoblois sont encore bien présents, mais dernièrement, il y a eu plusieurs déstabilisations des points de trafic. La mort de Mehdi Boulenouane [tué par balle en région parisienne après sa sortie de prison, NDLR] qui était le "patron de Mistral" a changé la donne. Cela affaiblit les patrons de ce point de deal, ceux qui ont pris sa suite.
L'enquête judiciaire, qui a abouti à de grosses condamnations contre une dizaine des principaux trafiquants de l'Alma, a aussi fragilisé ce point de deal. Dans la foulée des condamnations, on a eu des fusillades parce que la justice avait fragilisé ce point de deal.
On sait aussi que deux repris de justice sont sortis de prison il y a environ deux ans. Ils se haïssent l'un l'autre, ils se tirent dessus et tirent aussi sur d'autres pour essayer de prendre leur point de deal. C'est une guerre des gangs, je l'ai dit à plusieurs reprises et je le redis.
Le quartier Hoche, dans le centre de Grenoble, a cristallisé les tensions ces derniers mois. Avant cela, il y a eu le quartier Mistral, celui de la Villeneuve ou encore Teisseire. Tous les quartiers grenoblois sont-ils gangrenés par le trafic de drogue ?
En six ans, les points de deal n'ont pas changé. On a réussi à en assécher un certain nombre. Je pense au Carrare [un immeuble évacué à Échirolles, considéré comme un important point de deal, NDLR]. C'est un travail exceptionnel qui a été fait en coordination avec la préfecture, la justice et la mairie.
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Il y a un travail remarquable qui est fait actuellement à Saint-Martin-d'Hères avec le 'drive' de Renaudie. Il y avait 25 clients par quart d'heure et on est passé à deux clients par heure parce qu'on a travaillé ensemble, avec la mairie, avec la police, avec la préfecture, pour changer les choses.
En octobre dernier, un adolescent de 15 ans a été tué d'une balle dans la tête dans le quartier Hoche sur fond de narcotrafic. Comment faire pour éviter de tels drames ?
Les trafiquants de stupéfiants de Grenoble ou du monde entier exploitent la misère humaine. Ils exploitent les plus fragiles : des mineurs placés dans des foyers, des jeunes filles, des gens sous tutelle, sous curatelle, qu'ils utilisent comme nourrices. Ils s'installent chez les gens, c'est notamment le cas au Carrare mais on le voit partout.
On m'a expliqué qu'à l'Alma, cet été, il y avait des gamins de 13 ou 14 ans qui vendaient la drogue. Et il y avait des Grenoblois qui venaient acheter de la drogue à des gamins. Comment peut-on imaginer cela ?
Eric Vaillant, procureur de la République de Grenoble
Ce sont vraiment de sales types, et je pense que ces sales types sont quand même alimentés par les consommateurs. On m'a expliqué qu'à l'Alma, cet été, il y avait des gamins de 13 ou 14 ans qui vendaient la drogue. Et il y avait des Grenoblois qui venaient acheter de la drogue à des gamins. Comment peut-on imaginer cela ?
L'action de la justice et des forces de l'ordre peut gêner, faire diminuer le nombre de transactions. Mais peut-elle éradiquer le trafic de drogue ?
Non, cela serait vain et on n'y arrive pas. Je pensais, en arrivant à Grenoble, que j'arriverais à éradiquer le trafic de drogue sur le point de deal de l'Alma parce que ça représente un terrain de football, c'est tout petit. Mais non, ça revient. Par contre, on a fait baisser la pression sur ce point de deal.
Quand je suis arrivé, la mairie de Grenoble m'a contacté parce que des réparateurs d'ascenseurs ou de chauffage des immeubles voisins ne pouvaient pas venir travailler. Les dealers leur disaient de ne pas venir. Maintenant, ce ne sont plus les dealers qui font la loi complètement dans ce quartier.
En guise de réponse, les pouvoirs publics ont mené de nombreuses opérations "place nette". Y a-t-il un intérêt d'un point de vue judiciaire ou est-ce seulement de la communication sans effets réels ?
Ça a un réel intérêt. La stratégie commune que nous avons développée à Grenoble avec la préfecture, la police, la gendarmerie et la justice, c'est une lutte tous azimuts. On s'occupe des consommateurs, de mener des petites enquêtes sur deux jours, des enquêtes sur deux mois, des enquêtes sur plusieurs années.
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On fait des opérations "place nette", on met un partenariat en place avec la Caisse d'allocations familiales ou la Caisse primaire d'assurance maladie pour prendre l'argent des délinquants. On lutte tous azimuts, ensemble, avec une volonté commune. Ça ne permet pas d'éradiquer, mais ça permet de sacrément faire baisser la pression.
Didier Migaud, éphémère ministre de la Justice, avait envisagé la création d’un parquet dédié au narcotrafic. Serait-ce une solution utile et efficace ?
Je pense que oui parce que c'est ce que nous avons cherché à mettre en place à Grenoble. Nous avons une liste des 150 principaux délinquants grenoblois et nous cherchons à les faire tomber les uns après les autres par tout moyen.
Le fait qu'un parquet national s'occupe des principaux narcotrafiquants me paraît être une bonne chose parce qu'il faut couper ces têtes-là. Elles repousseront, mais elles repousseront plus petites, moins fortes. C'est à mon avis le bon axe de lutte actuellement : identifier les trafiquants et les faire tomber par tout moyen.
Y a-t-il eu des avancées dans le dossier des nombreux actes imputés à l'ultra-gauche : l’attaque du pont de Brignoud, de deux gendarmeries ou encore de France Bleu Isère ?
C'est l'un de mes regrets, les enquêtes n'ont pas abouti. Ces attentats terroristes n'ont pas encore été qualifiés ainsi par le pôle national antiterroriste de Paris. À chaque fois, je suis en discussion avec eux pour essayer de leur faire prendre cette appellation parce que je pense qu'il y a, à Grenoble, un fief de l'ultra-gauche insurrectionnelle et qu'il faut s'en occuper avec une vision nationale.
Je pense avoir en partie contribué à faire avancer la doctrine sur ce sujet. Je ne désespère pas qu'un jour, on aboutisse. Mais les gens qui commettent ces attentats, ce sont à mon avis plutôt des intellectuels, plutôt des malins. Pour l'instant, ils sont plus malins que nous mais ça ne va pas durer.
Est-ce une spécificité grenobloise cette forte présence de l'ultra-gauche qui se manifeste régulièrement via ces actes que vous qualifiez de "terroristes" ?
Je pense qu'il y a un attentat environ tous les six mois ici. Grenoble est une ville de gauche depuis au moins la Seconde Guerre mondiale. Il y a un climat, des intellectuels anciens, des personnes qui ont façonné des courants de pensée ici. Et je pense qu'il y a l'un des plus importants milieux de l'ultra-gauche insurrectionnelle à Grenoble.
Comment expliquer que ces enquêtes peinent à aboutir ?
Je pense qu'ils sont très malins. Ils connaissent notre fonctionnement et savent ce qu'ils ne doivent pas faire, c'est une évidence. Ils ne sont pas connus par ailleurs, donc nous avons du mal à les trouver. Mais on va finir par gagner.
Quel souvenir garderez-vous de ces années passées à Grenoble ?
Elles ont été formidables. Je quitte à regrets Grenoble parce que j'ai adoré le travail fait ici avec les équipes : les magistrats, les greffiers, la présidente du tribunal, les juges. On a un très beau tribunal judiciaire qui, malgré les difficultés qu'on connaît partout en France, fonctionne globalement pas mal.
Je garde un excellent souvenir des gens avec qui j'ai travaillé au tribunal et avec les partenaires, policiers, gendarmes et élus compris. Les associations également, très présentes dans la lutte contre les violences faites aux femmes. Il se fait plein de choses formidables dans ce ressort."