Retards de traitement des dossiers, versements d’allocations annulés, trop-perçus réclamés par erreur, etc… Depuis la mise en place de la réforme des allocations logement, les bugs informatiques submergent la CAF. Au grand dam de ses agents, et des allocataires. Exemple dans le Doubs.
“C’est catastrophique” s’exclame T.*, agente de la CAF du Doubs, “on a jamais eu autant de retard que ça, tout se passe mal”. Depuis le 1er janvier 2021, et l’entrée en vigueur de la réforme des allocations logement, le quotidien de cette technicienne, chargée de traiter les dossiers et de répondre aux questions des allocataires est devenu un calvaire, rythmé par les bugs informatiques. “On a plein de trucs qui bloquent”, raconte Rachel Muller-Lerognon, technicienne elle aussi, et déléguée syndicale FO dans le Doubs : “des erreurs, des anomalies tout le temps, et il faut reprendre les dossiers tout le temps, jusqu’à ce qu’ils passent”. “On ne s’en sort pas, on en est à trois mois de délais de traitement”, dit-elle. “Je suis à la CAF depuis 1995, et je n’ai jamais vu ça”, confirme Lise Charlebois, déléguée syndicale SUD. Retard dans le traitement des dossiers, allocations qui n’arrivent pas, trop-perçus injustifiés qui apparaissent, etc… La liste des difficultés rencontrées par les agents de la CAF et les allocataires est longue. “Le système informatique est obsolète, il ne tient plus”, souffle la déléguée syndicale FO.
Le logiciel de gestion ultra complexe de la CAF et la réforme des allocations logement
Ce système informatique repose principalement sur un logiciel, le même depuis 1999 : Cristal. C’est dans celui-ci que les données des allocataires et de demandeurs sont entrées. Le logiciel permet notamment de gérer les versements des allocations. Mais c’est aussi lui qui, le plus souvent, les détermine. “C’est le logiciel qui calcule toutes les aides, confirme Rachel Muller-Lerognon, en tant que technicien, on peut en calculer quelques-unes, mais elles sont pour la plupart calculées automatiquement”. Notamment parce que ce calcul est d’une complexité aiguë : “les aides sont toutes liées, explique Lise Charlebois, quand on bouge quelque chose dans un dossier, ça peut tout changer”.
Selon la déléguée SUD, avant la réforme des allocations logement, le logiciel prenait déjà en compte 15.000 règles. Résultat, pour être capable de travailler avec, notamment d'entrer correctement les données, “il faut un an de formation, et pour être efficace, il faut deux ans d’expérience”, annonce Lise Charlebois. Les 22 années de service du logiciel, et toutes les réformes des allocations qu’il a dû prendre en compte, n’ont pas simplifié son fonctionnement. “En plus, ces dernières années, dit-elle, la CNAF a sous-traité plusieurs travaux à des sous-traitants et il y a des informations, des algorythmes qui leur manquent”.
L’arrivée des nouvelles conditions d’attribution et de calcul des aides au logement a mis le feu au poudre. Pour intégrer ces nouvelles règles, la CAF aurait mis en place un second logiciel, censé travaillé en symbiose avec Cristal. “Il y a un problème de conflit entre le ‘nouveau système d’information’ [le nom du second logiciel] et Cristal. Ces deux logiciels ne vont pas ensemble”, juge Rachel Muller-Lerognon.
Des bugs en pagaille et des dossiers bloqués
“On n'a pas la main sur cet outil informatique, expose la déléguée FO, on en est tributaires.” Quand la machine 'bugge', “on est complètement démunis”. En cas d’erreur, les techniciens ont peu de marge de manoeuvre. “Il faut faire des calculs à la main”, ce qui n’est possible que pour certaines aides, “c’est ce qu’on appelle des forçages” raconte S.*, elle aussi technicienne de la CAF. Mais le logiciel peut rejeter cette manipulation, et refuser de valider le dossier.
Là, ils peuvent travailler deux ou trois heures sur un dossier, revoir si tout est bon, et finalement, quand ils valident, ça rejette le dossier, et tout ce qui a été fait est perdu.
Dans ces cas-là, les techniciens de la CAF n’ont d’autre solution que de recommencer, en espérant que l’opération fonctionne la fois suivante. “On passe des heures et des heures sur un même dossier”, se lamente T. Quand un dossier est “bloqué”, les techniciens essaient de se les échanger, en espérant qu’ils soient acceptés si un autre profil les modifie. En cas d’échec, ils les mettent de côté, et essayent de les reprendre plus tard. “Il y a des dossiers qui passent, et d’autres pas, et on ne sait pas pourquoi” constate Lise Charlebois. “Il y a des dossiers, ça fait deux mois qu’on essaie de les passer”, confie T. “On commence à avoir des gens en très grande difficulté. On demande à ce que ce soit traité en urgence, mais ils sont parfois bloqués”, se lamente la déléguée FO. Certains de ces cas concernent bien une aide au logement, mais pas toujours.
On reprend quatre fois le dossier, ça ne marche pas. On nous dit de faire avec la procédure palliative, ça ne marche pas non plus. Ça tombe en carafe, ou ça passe mais ça nous déglingue autre chose
Des difficultés qui peuvent toucher tous les dossiers
“Le souci, c’est que quand ils apportent une solution, un problème va être résolu, expose Rachel Muller-Lerognon, mais ça va en engendrer deux ou trois autres.” Des dossiers qui peuvent être sans rapport avec les allocations logement peuvent être compromis. “Il y a des jours, des enfants disparaissent d’un dossier, le lendemain ils ré-apparaissent, et on ne sait pas pourquoi”, confie Lise Charlebois. La déléguée raconte avoir consolé une collègue quelques jours auparavant, qui avait les larmes aux yeux. “Elle me disait : quand j’ouvre un dossier allocataire, je ne sais pas si ce que j’ai sous les yeux est sa vraie situation.” Un travail sur les sables mouvants. “On a des résultats qui sont calculés et qui sont faux. On n'est même plus sûrs de ce qu’on voit dans nos dossiers” soupire Rachel Muller-Lerognon.
Ces erreurs font perdre du temps aux agents, et sont aussi sources d’angoisses pour les allocataires. Il y a quelques semaines, “on s’est retrouvés avec 1.500 indus injustifiés”, révèle la déléguée SUD. Pendant le week-end, le système informatique aurait généré des trop-perçus fictifs à des allocataires du Doubs et du Jura. “Il a fallu reprendre les créances une à la fois, pour remettre à jour tous les dossiers”.
Une autre fois, “on a été pendant plus d’une semaine à ne pas pouvoir enregistrer des naissances”. Une donnée dont dépend directement la prime à la naissance, de près de 1.000 euros, attribuée à tous les nouveaux parents en dessous de certains seuils de revenus, qui représente une aide essentielle à l’accueil du nouvel enfant pour de nombreux foyers.
Certaines aides doivent être traitées en priorité par les agents de la CAF, car il s’agit de minima sociaux, qui doivent donc être versés rapidement après le dépôt du dossier. Mais, “il y a des dossiers de RSA et des allocations adulte handicapé qui sont en souffrance”, s’inquiète la déléguée FO.
La solitude des techniciens de la CAF
Face à ses difficultés, les deux déléguées syndicales de la CAF du Doubs, auteures d’un tract intersyndical daté du mercredi 6 mai, disent craindre des burn-out en série des agents, déjà sous la pression des plans successifs de réduction des effectifs. “Je vois des collègues pleurer”, désespère Lise Charlebois. Car d'une part les techniciens doivent gérer une charge de travail accrue par les erreurs informatiques, gérer l’inquiètude qu’ils éprouvent pour les allocataires qui subissent les retards et les erreurs, d'autre part ce sont aussi eux qui reçoivent le public, dans les bureaux de la CAF, ou sur la plateforme téléphonique. “C’est nous à l’accueil, au téléphone, et on prend les dossiers, confirme T., alors au bout d’un moment…”
“Le plus dur, c’est d’expliquer tout ça aux allocataires, à l’accueil et au téléphone, raconte S., ils nous demandent pourquoi il y a une baisse importante, ou pourquoi il y a des créances injustifiées, et on ne peut pas répondre”. “C’est dur”. Selon la déléguée FO, “on a des attentes de 30 minutes sur la plateforme téléphonique, des files d’attente physiques devant les bureaux, et le mois dernier il y a eu plus de 20.000 emails”. Dans les locaux de la CAF du Doubs, moins d’une centaine de techniciens doivent faire face à ces questions, en plus de la gestion des dossiers. “Quand on est à bout, la direction nous parle d’heures suplémentaires”, confie T. “La caisse nationale n’a jamais voulu mettre sur la page de la CAF qu’il y a des problèmes informatiques et qu’il faut patienter”, s’agace la déléguée FO.
Ici aussi, 2 mois que mon dossier est traité "en urgence" 2 mois que je touche plus mon RSA. https://t.co/13QcwPFzMa
— Zonzon Pépette (@zonzonpepette) May 6, 2021
- Sur les réseaux sociaux, des allocataires commencent à partager leur désarroi face aux retards -
Aujourd’hui, certains syndicats demandent le retrait de la réforme des allocations logement, mais les agents que nous avons contactés n’y croient guère. Ils espèrent l’arrivée d’un nouveau logiciel et un renforcement des effectifs. En attendant, “ce qui serait important de dire, c’est d'informer la population qu’il faut être patient avec les salariés. Ils font vraiment tout ce qu’ils peuvent.”
La réponse de la CNAF
Contactée à ce sujet, la Caisse Nationale des Affaires Familiales nous a donné les réponses suivantes :
Des agents indiquent que des bugs informatiques ankylosent complètement le traitement des dossiers des allocataires. Qu’en dites-vous ?
Peu de dossiers d’allocataires sont concernés par des anomalies informatiques et les raisons peuvent être diverses selon les situations : certains dossiers nécessitent des pièces justificatives ou sont en attente de réponses des allocataires pour être traités et ne relèvent donc pas de difficultés informatiques. Pour une partie seulement des bénéficiaires (2% sur tout le territoire), nous avons rencontré des anomalies informatiques pour lesquelles les équipes ont tout mis en œuvre pour les résoudre dans les meilleurs délais. Une partie est déjà réglée. Les allocataires ont connaissance de la situation de leur dossier dans leur espace personnel sur le caf.fr. Nous mettons également de nombreuses informations sur le site de la Caf, en page d’accueil comme dans les réponses mises à disposition dans la Foire aux questions
La réforme des allocations logements a-t-elle conduit à l’ajout d’un nouvel outil informatique, qui doit travailler avec Cristal ? Depuis quand Cristal est en service ?
La mise en œuvre de la réforme des aides au logement a effectivement conduit à la création d’un nouvel outil informatique, en lien avec Cristal (celui-ci existe depuis les années 90’s). Ce nouvel outil permet de récupérer automatiquement les ressources de la grande majorité des allocataires, notamment les salariés, via les déclarations des employeurs.
C’est un dispositif facilitant pour les allocataires concernés, qui n’ont plus à déclarer leurs ressources mais doivent les vérifier dans leur espace personnel sur caf.fr ou sur l’application mobile de leur téléphone. S’ils constatent que les ressources ne sont pas les bonnes, ils sont invités à en informer leur caf (c’est indiqué dans les réponses sur le site caf.fr). Si les Caf ont besoin d’autres données, les allocataires en sont également informés via un message dans leur espace personnel.
Les anomalies que nous rencontrons actuellement ne sont pas liées à Cristal, et elles sont en cours de résolution : nos équipes sont fortement mobilisées pour les résoudre dans les meilleurs délais.
Un changement dans les délais de traitements des dossiers at-il été constaté depuis le 1er janvier ? Quel est-il dans le Doubs, en Franche-Comté, en France ? Depuis quand les dossiers les plus anciens non traités sont-ils en cours de traitement ? Le nombre d’appels et de rendez-vous a-t-il augmenté depuis le début de l’année ?
Pour un grand nombre de bénéficiaires, le traitement des dossiers ne connait pas de retards. Nous avons traditionnellement tous les ans, en début d’année, un pic dans les demandes et les échanges avec les allocataires, car le mois de janvier est la période où nous exploitons les données fournies par les allocataires pour le renouvellement annuel de leurs droits, données nécessaire pour le calcul de l’ensemble des prestations. Nous avons désormais également un renouvellement trimestriel des droits logement. Les premiers mois de l’année sont donc une période traditionnellement chargée, qui voit effectivement davantage d’appels téléphoniques reçus par les Caf et donc potentiellement un allongement des délais de traitement. C’est un peu plus marqué cette année en raison de la mise en œuvre d’une réforme dans un contexte de crise sanitaire.
On me dit que des erreurs de créances apparaissent dans certains dossiers. Que pouvez-vous m’en dire ?
En raison des « anomalies informatiques » évoquées plus haut, il a pu y avoir certains indus générés à tort. Nous les avons bien sur identifiés et corrigés rapidement. Il nous reste aujourd’hui 0,15% des dossiers logement affectés de cette anomalie, et nous sommes en train d’achever de corriger cela. Les corrections permettent bien de ne pas les réclamer aux allocataires. Certains ont pu être inquiets de voir ceci apparaitre sur leur espace personnel mon-compte, le temps que nous ayons pu corriger ces erreurs, mais nous ne leur réclamerons bien sûr pas cet indu qui n’est pas justifié.
Qu’est-il prévu de faire pour régler ce problème ?
La correction des anomalies se fait au fil de l’eau, et toutes les équipes sont mobilisées pour les résoudre dans les meilleurs délais. Nous sommes conscients des désagréments causés pour une partie des allocataires et nous nous efforçons de prendre en compte leur situation et de prioriser les plus fragiles.