Les tourbières, ces zones humides présentes en nombre en Franche-Comté, sont considérées comme de véritables régulateurs pour le manque et le trop-plein d'eau. Seulement, si on n'en prend pas soin, elles peuvent être destructrices pour l'environnement, et un facteur aggravant pour le réchauffement climatique.
Le 2 février est la journée mondiale de l'eau. Une occasion idéale pour Daniel Gilbert, professeur en écologie et spécialiste des tourbières, de remettre les pendules à l'heure. Il réalise actuellement un état des lieux des tourbières en France, et il sonne l'alarme. Ces zones humides sont de véritables "assurances-vie" que l'on détruit pourtant. Coup d'œil sur l'intérêt de ces tourbières et sur le rôle crucial qu'elles jouent dans le réchauffement climatique.
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Une tourbière est une zone humide où l’eau stagne en permanence. Comme dans tout écosystème, des végétaux y poussent et se développent. Cependant, sa particularité est d’accumuler du carbone sur le long terme sous forme de tourbe, une matière organique résultant de la décomposition incomplète des plantes. Cette accumulation se fait progressivement chaque année, et après 5000 ans, une tourbière peut contenir jusqu’à 5 mètres d'épaisseur de tourbe.
"Une boucle de rétroaction dangereuse"
À l’échelle mondiale, les tourbières représentent à peu près 3 % des terres, en dehors de l'océan. Mais 30 % du carbone qu'on va trouver dans les sols du monde entier vont se concentrer sur 3 % de la surface. "C’est comme si c'était une gigantesque concentration de carbone organique à quelques endroits dans le monde, développe Daniel Gilbert. Évidemment, c'est beaucoup. La quantité de carbone qu'il y a dans les tourbières du monde est un petit peu moins que la quantité de carbone qu'il y a dans l'atmosphère. Si tout ce carbone qui était dans les tourbières repartait dans l'atmosphère, alors ça risque de poser un gros problème de réchauffement climatique."
Daniel Gilbert explique que si on draine les tourbières, cela provoque la décomposition des microbes à la surface des tourbières et entraîne la libération de tout le carbone accumulé depuis des milliers d'années. "Il commence à être renvoyé à grande vitesse dans l'atmosphère. Ça va beaucoup plus vite d’être renvoyé par des microbes que d’être fixé par des plantes." Seulement, cela n’est pas sans conséquence. La libération du carbone réchauffe l'atmosphère et plus ça se réchauffe, moins il y a d'eau dans les tourbières et plus, elle crache du carbone. "Donc on a une sorte de boucle de rétroaction qui est dangereuse", alerte le professeur.
"Les zones humides sont un régulateur"
Ne pas protéger les tourbières ou ne pas en prendre soin a de véritables conséquences principalement sur l’eau. Enlever les zones humides, pour faire simple, c’est avoir plus d’inondations, de sécheresses et d’incendies, car la libération du carbone accélère le réchauffement climatique. À l’inverse, si on les protège et qu'on les restaure celles qui ont été abîmées, on atténue le changement climatique. Pour illustrer son propos, Daniel Gilbert donne un chiffre assez édifiant : 5 % des émissions totales des gaz à effet de serre des humains provient des tourbières du monde entier.
Il y a plus de gaz à effet de serre qui part des tourbières chaque année dans le monde que toute la consommation de kérosène dans le monde.
Daniel Gilbert, professeur en écologie à l'université de Franche-Comté
Comme évoqué précédemment, la dégradation des tourbières a d’abord un impact sur l’eau. Pour schématiser assez simplement, les zones humides, c’est quelque chose qui se gonfle quand il pleut, et qui rend l’eau quand il ne pleut pas assez. "Ce n’est pas compliqué, les zones humides dans un contexte de changement climatique, c'est l'assurance-vie contre le trop d'eau et le manque d'eau. C'est un régulateur", ajoute Daniel Gilbert, précisant que le phénomène est encore plus important dans les tourbières, du fait de leur profondeur.
Et alors, que se passe-t-il si on ne permet plus à ces zones humides de se gonfler quand il pleut ? Les inondations, comme l’Espagne en a connu dernièrement et comme le vit actuellement la Bretagne. "La quantité d’eau stockée par les tourbières est gigantesque. Si elle n’est plus stockée dans les zones humides, l’eau va se déverser et inonder les bassins en aval." A contrario, si l’eau n’est plus stockée dans les sols, l’été quand il ne pleut plus, on n’a plus aucune réserve d’eau. Résultat : la sécheresse.
"Le Jura sera en feu dans pas très longtemps"
Ce manque d’eau entraîne, comme en 2022 dans le Haut-Doubs, un manque d’eau potable. "On a des étés, où on se retrouve avec des dizaines de communes qui sont alimentées par camion en eau potable", tient à souligner Daniel Gilbert. Il ajoute que, contrairement à ce que l’on peut penser dans l’imaginaire collectif, l'eau potable ne se trouve pas dans les rivières et les ruisseaux. Pour l'essentiel, elle se trouve à 90 % dans les sols et dans les zones humides.
Les ruisseaux, ce n'est que le thermomètre de la quantité d'eau qu'il y a dans les sols et les zones humides.
Daniel Gilbert, professeur en écologie à l'université de Franche-Comté
En clair, les tourbières sont de véritables régulateurs de débit : moins de crues, moins de sécheresse.
Une dernière chose que précise Daniel Gilbert, c’est le rôle de coupe-feu naturel des zones humides. L’été, naturellement, si les sols sont humides, l’air l’est davantage. Ces zones sont donc des facteurs de limitation et de coupe des incendies, parce qu'une zone humide et pleine d’eau n'arrive pas à brûler facilement.
Il faut être clair, le Jura sera en feu dans pas très longtemps, alerte le professeur en écologie. Les zones humides sont des assurances pour les incendies.
Daniel Gilbert
Il explique que la sécheresse des sols sera tellement forte, que la végétation, qui n’est pas adaptée au feu, va brûler. "C’est déjà le cas aujourd'hui et ça va s'aggraver. Si on ne fait rien, les choses vont s'aggraver à une vitesse que les gens n'imaginent pas. S’ils savaient ce qui va se passer d'ici à 2050, je peux vous assurer que tout le monde serait dans la rue en train de manifester."
Un état des lieux du Jura
Pour les tourbières du Jura, la quasi-totalité a été perturbée. Certaines l'ont été un peu, d'autres l'ont été énormément. Il y a des tourbières qui ont été intégralement ou quasiment détruites, d’autres qui sont très perturbées.
Des tourbières qui n'ont jamais rien eu dans le Jura, je ne suis pas sûr que j'en connaisse.
Daniel Gilbert
Mais il souligne que le Jura a un avantage énorme. La Franche-Comté est la région de France où il y a eu le plus de restauration de tourbières et où la dynamique est la plus forte. "C’est l’endroit où la compréhension du système est la plus forte, avec des acteurs extrêmement performants, de conservateur d'espace naturel, les parcs naturels régionaux, des syndicats mixtes…C'est vraiment l'endroit de France où la restauration est la mieux maîtrisée et la plus développée avec des programmes européens successifs", se félicite le professeur.
Malgré cela, Daniel Gilbert est clair : si on ne fait rien, toutes les tourbières qui sont un peu drainées dans le Jura et qui ne vont pas bien, d'ici à 2050, elles seront toutes en train de libérer massivement du carbone et n'arriveront plus à retenir l’eau. "Pourtant, les zones humides aujourd'hui, c'est l'assurance-vie d'un pays qui se réchauffe."
Une politique "ahurissante"
L’Europe, comme beaucoup d’autres États dans le monde, assure qu’il faut très vite remettre de l’ordre dans nos tourbières afin de limiter le réchauffement climatique. Cependant, malgré des messages très bien décrits par la science, Daniel Gilbert dénonce les politiques de l’Hexagone. "L’Europe a fait une loi qui dit que tous les pays européens doivent consacrer du temps et de l’argent pour que 30 % des tourbières à usage agricole soient remises en eau d'ici à 2030. 40 % d'ici à 2040, 50 % d'ici à 2050. L'Europe dit : ‘Il faut absolument le faire, c'est une question très importante face au changement climatique.’ Et la réaction de l'État, elle est extrêmement molle."
Daniel Gilbert dénonce le fait que les sénateurs actuels se concentrent sur la suppression des tourbières agricoles de la liste des zones humides. Si ces tourbières ne sont plus considérées comme des zones humides : plus de problème et donc plus besoin de les restaurer. D’après la nouvelle définition qu’ils demandent, les zones humides sur lesquelles la végétation a été enlevée et remplacée par la culture (blé ou du maïs), ce n’est plus une zone humide. "Le problème, c’est que quand une tourbière a été perturbée, elle a 4 mètres de tourbe en dessous qui est susceptible de repartir dans l’atmosphère." Et ce sont justement ces tourbières, dont la végétation a été enlevée et remplacée par une prairie, qui perdent le plus de carbone.
On marche sur la tête. Ces lois qui vont pousser à la destruction des zones humides, ce sont des lois qui vont tuer les agriculteurs de plaine dans le sud-ouest et dans le sud-est.
Daniel Gilbert
"C'est ahurissant de voir qu'on a des élus aujourd'hui qui ne comprennent pas qu’en ne protégeant pas les zones humides, ils tuent l'agriculture dans le Sud."
Voir les choix des élus alors que 100% de scientifiques en hydrologie en écologie des eaux leur disent qu’il faut restaurer et prendre soin de ces ressources en eau, le professeur ne comprend pas qu’il ne s’agisse pas d’une "priorité gigantesque de l’État" afin de limiter les effets de la sécheresse et des inondations. "Plus le temps passe, plus l'écart entre ce que la science dit et ce que les élus nationaux font, devient béant."
Après avoir tout fait pour que l’eau s’en aille, il faut désormais tout faire pour qu’elle reste. "C’est l’Homme qui a tout cassé et ce qui est terrible, c’est qu’il ne se rend pas compte qu’en continuant, ils aggravent encore plus la situation."