Jeudi 5 décembre 2024, à l'initiative de la Confédération paysanne une réunion autour de l'avenir économique du vignoble du Jura avait lieu à la mairie d'Arbois (Jura). Objectif : informer et échanger sur les risques de la financiarisation des terres.
Une entrée théâtrale. Devant une soixantaine de personnes, une femme, chemise bleue et casquette vissée sur la tête pénètre dans la salle. "Le cri du peuple, le cri du peuple !", elle crie à s'écorcher la voix le nom du journal fictif qu'elle distribue. S'ensuit ensuite une petite scénette où une inspectrice financière interroge un gros propriétaire foncier jurassien. L'objectif : dénoncer les dérives des achats de foncier sous forme sociétaire et les contournements de la législation.
Achat de vignes : sous forme sociétaire ou individuelle, quelle différence ?
L'achat de foncier sous forme sociétaire consiste à acquérir des biens par le biais d'une structure juridique spécifique plutôt qu'en son nom propre. Le Groupement Foncier Agricole (GFA) est l'une des principales formes sociétaires utilisée dans le monde agricole. Elle permet à plusieurs personnes d'acheter et de gérer ensemble des terres agricoles.
L'achat de foncier sous forme individuelle se fait en son nom propre. Dans ce cas-là, la gestion de la succession peut être plus complexe et coûteuse que si la terre est détenue au sein d'une structure juridique.
Pour Steeve Gormally, vigneron et porte-parole de la Confédération paysanne du Jura les stratégies d'achats sociétaires ont pour effet "d'exclure les jeunes candidats à l'installation et de berner tout un système de régulation foncière à bout de souffle et qui ne réussit pas à s'adapter". Pour lui, il est urgent d'agir. "La vraie question qui se pose à nous est de savoir si à ce rythme-là, le modèle de viticulture familiale qui a fait la force du vignoble jurassien a encore un avenir", expose-t-il.
La vente du domaine Ganevat
Selon lui, "la vente du domaine Ganevat sous forme sociétaire a été sans précédent pour un domaine de cette surface. Depuis, les ventes sous forme sociétaire, les ventes aux enchères, les locations sans autorisation d'exploiter sont devenues légion". Pour rappel, Jean-François Ganevat avait cédé son domaine en septembre 2021 au milliardaire russe Alexander Pumpyansky. Il s'était vendu à 624 000 euros pour 13 hectares ce qui revient à 48 000 euros l'hectare selon le Parisien.
En France, il y a autant qu'exploitation individuelle que d'exploitation sous forme sociétaire. "En Bourgogne-Franche-Comté, on suit la moyenne nationale et dans le Jura également. La moitié des exploitations sont sous forme sociétaires et l'autre moitié sous forme individuelle", explique Philippe de Segonzac, directeur général de la Safer de Bourgogne-Franche-Comté.
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La Safer ne peut pas toujours réguler les prix
La Safer, Société d'aménagement foncier et d'établissement rural, peut en théorie préempter des terrains agricoles et faire des révisions de prix. Seulement les ventes sous forme sociétaire échappent pour la plupart à la préemption de la Safer. Selon Philippe de Segonzac, les raisons pour lesquelles les agriculteurs passent leur exploitation en société peuvent être multiples : "Parfois, c'est aussi pour contourner les réglementations, mais dans la majeure partie des cas il y a une volonté de travailler en commun, de protéger son patrimoine". "La majorité des transactions sont saines", assure-t-il.
La Safer ne peut pas non plus intervenir et plafonner les prix sur les ventes aux enchères judiciaires. L'une d'entre elles avait fait augmenter le prix du foncier sur Arbois en 2021. À titre d’exemple, 8 hectares et 73 ares s'étaient vendus à 570 000 euros alors que la mise à prix était à 61 200 euros. Suite à cette vente, la Safer a dû redéfinir le prix des vignes dans le Jura. “On a questionné les différents syndicats d’AOC pour savoir combien valaient les vignes dans le Jura”, a expliqué Jean-Yves Noir, président de la Safer du Jura à France 3 Franche-Comté avant cette réunion. Actuellement, pour l'appellation Arbois “on est sur des montants qui peuvent aller sur 65 000 euros l’hectare et en Côte du Jura on va être autour de 45 000, 50 000 euros l’hectare”.
L'augmentation du prix du foncier
Ces pratiques ont donc pour effet de financiariser les terres agricoles. Les vignerons du Jura craignent donc de voir les prix de leurs vignes atteindre les mêmes sommets que ceux de la Côte-d'Or ou de l'Yonne en Bourgogne. Selon les chiffres de la Safer (Société d’Aménagement Foncier et d’Établissement Rural), en 2023, le prix moyen des vignes du Jura en AOP s’élève à 42 800 euros l’hectare alors qu’en Côte-d'Or le prix moyen des vignes en AOP atteint 983 800 euros l’hectare. Dans l’Yonne, 174 000 euros l’hectare et en Saône-et-Loire, 82 300 euros l’hectare.
Si les prix dans le Jura sont relativement raisonnables, comparés à ceux de la Bourgogne, le foncier viticole a malgré tout subi une forte augmentation. "En dix ans, ça a pris entre 10 000 et 15 000 euros l'hectare pour Arbois [appellation située au nord du département] et pour les Côtes du Jura, moins mais ça suit un peu", confie Jean-Yves Noir.
Quelles solutions ?
La Confédération paysanne propose de limiter l'agrandissement des domaines par la profession pour privilégier une viticulture familiale à taille humaine et de freiner l'accaparement des domaines par des investisseurs en imposant que le capital des structures soit majoritairement détenu par les personnes physiques qui travaillent les terres.
Elle suggère aussi de faciliter l'installation des candidats à la recherche de terres en proposant des temps d'échange entre cédants et nouveaux acquéreurs et d'accompagner la transmission des domaines de grande taille (plus de 10 hectares) pour trouver des solutions alternatives à l'accaparement par des investisseurs.