Dans mon coin de Cornouaille, on n'a pas attendu l'épidémie de coronavirus pour se donner un coup de main ni se serrer les coudes. Mais avec le confinement, une autre ambiance s'est installée à Ty Feunteun. Avec ses rituels, sa solidarité et sa bonne humeur.
"Il est 20 h ! C'est l'heure de taper dans les mains !"Malo, 7 ans, attend ce moment chaque soir. Nous n'habitons pas en ville, mais le rituel s'est rapidement mis en place dans ce hameau d'une quinzaine de maisons à Gouesnac'h au sud de Quimper. Depuis trois semaines, on n'y déroge pas, c'est devenu un rendez-vous indispensable.
"Tous les soirs à 20 h", le groupe de rock Mickey 3D chantait "La France a peur", en référence aux nouvelles anxiogènes du journal télévisé.
Dans mon quartier, tous les soirs à 20 h, on applaudit les soignants, les aides à domicile et tous les travailleurs qui font tourner le quotidien. Dans mon quartier, il y a un peu de tout ce monde-là.
Nelly, l’infirmière libérale, 35 maisons par jour…
Tous les soirs à 20 h, celle à qui l’on pense d'abord, c'est Nelly, la soignante du quartier.
Les premiers soirs, elle était très émue de cet hommage. Aujourd'hui encore, après vingt jours, "ça fait toujours plaisir, bien sûr !" Nelly est infirmière libérale.
Le soir, je la vois retirer son masque et désinfecter sa voiture avant de rentrer chez elle. Des gestes qu'il m'arrive aussi de faire de retour de reportages sur le terrain. Et que font sans doute tous ceux qui reviennent de "l'extérieur".
L'angoisse, on la ressent tous plus ou moins. Nelly, elle, sans travailler à l'hôpital, la côtoie au quotidien.
"J'ai des collègues qui travaillent la peur au ventre. On a toutes un peu d'appréhension, ce n'est pas une vulgaire grippe, on n'a pas envie de la ramener à la maison, ni de la transmettre. 90 % de notre population est à risque. L'asepsie (tout ce qui consiste à empêcher la contamination), on connaît, mais là c'est l'ennemi invisible. »
Depuis le début de la crise sanitaire, il y a moins de soins post-chirurgicaux car beaucoup d'opérations ont été reportées. Il n'empêche, Nelly se rend chaque jour dans 35 maisons différentes.
"Les gens sont rassurés qu'on porte des masques ", dit-elle. Mais le manque de masques, chez les libérales est tout aussi criant qu'à l'hôpital. Nelly est révoltée :
"Les masques ? Ça va faire 2 mois qu'on demande et rien n'a changé. Heureusement, on a pu compter sur la solidarité d'entreprises locales qui nous ont donné aussi des blouses et des charlottes."
Résultat, Nelly économise au maximum, et n'en utilise que 3 à 4 par jour. "Pour l'instant on n'a que des cas suspects, sans tests. On fait comme si, on surveille, sans savoir si c'est ça ou pas."
Les boulangers, qui font aussi la tournée du quartier
Tous les soirs à 20 h, on applaudit aussi ceux qui n'ont jamais cessé de travailler. Emmanuelle et Rémy sont boulangers, ils travaillent encore plus qu'avant.
Une partie de leurs salariés est arrêtée ou en congé. Même si l'activité a nettement baissé, il faut bien combler leur absence. Dans leur commerce, ils ont tout fait pour mettre en place les distances et les gestes barrière mais ils sentent la crainte des clients.
Malgré tout, Emmanuelle s'estime chanceuse par rapport à tous les restaurateurs qui ont fermé. A ses heures perdues, elle coud des masques pour toute son équipe.
Comme si cela ne suffisait pas, depuis le début du confinement, le couple propose aussi chaque matin la livraison de pain dans le quartier, pour éviter à tous des déplacements inutiles. Une baguette fraîche ou des croissants devant sa porte, un rayon de soleil pour démarrer la journée !
"Il se passe quoi dans la tête des enfants et des ados ?"
Romane, la fille des boulangers, est en terminale.
Depuis vendredi, elle sait qu'elle n'aura pas les épreuves du bac à passer en fin d'année. Elle ne crie pas victoire mais est quasiment assurée d'être bachelière. "Les profs nous ont dit que l'implication durant le confinement comptera, on a donc plutôt intérêt à continuer à travailler."
Pour Romane, le plus compliqué, c'est de naviguer à vue : "On sait tout au jour le jour. On saura le moment venu si on va retourner au lycée ou pas, j'espère bien qu'on va reprendre avant la fin de l'année."
Tous les soirs à 20h, on pense à eux : les lycéens, les collégiens, les écoliers, les étudiants, tous de retour dans le quartier.
Il se passe quoi dans la tête d'une ado de 14 ans ou d'un petit de 7 ans à qui l'on dit "tu peux faire de la trottinette mais ne t'approche de personne!" Comment se projeter dans un tel contexte ? Comment se construire face à tant d'incertitude ?"
Alors on les applaudit, eux-aussi, qui sans relâche gardent le rythme, continuent d'étudier, font de "Pronote" ou autre logiciel leur meilleur compagnon du moment sans compter les réseaux pour garder le lien, quasi vital, avec les copains.
Dans les maisons, les ordinateurs tournent à plein régime. Les messageries instantanées et les réseaux sociaux, même entre voisins, turbinent.
On s'échange les bons plans : "Tu sais que les poubelles jaunes ne passeront plus la semaine prochaine ? Les viviers de la Forêt ont besoin d'écouler leurs stocks, il paraît qu'ils proposent la livraison à domicile ? On fait une commande groupée ?" Une bourriche d'huîtres en période de crise, on ne réfléchit pas à deux fois !
Axelle n’aura pas vu la mer
Kemo et Axelle, eux, sont étudiants en génie thermique à Nantes.
Ils sont arrivés le lendemain de la fermeture de leur université chez les parents du jeune homme. Axelle ne connaissait pas le coin. Trois semaines après, elle n'en connaît rien de plus.
Confinement oblige, elle n'a pas même vu la mer ! Entre deux cours en visio-conférence, les tourtereaux partent courir autour du quartier, montre en main et attestation dérogatoire en poche.
Kemo, lui, bénévole à la SNSM depuis des années, est d'astreinte plusieurs fois dans la semaine. Il vient d'être formé à la décontamination de canots en cas d'évacuation d'habitants de l'île de Sein par exemple.
"C'est pas grand-chose mais si chacun, fait un petit peu, c'est toujours ça", témoigne le jeune secouriste.
Tous les soirs à 20h, on pense aussi à Anna, aide à domicile auprès de personnes âgées, qui ne ménage pas non plus sa peine.
A Gilles, chauffeur de bus qui roule deux jours par semaine.
A Yann, qui continue à travailler sur site à la sécurité sociale, en charge des indemnités journalières, aux autres actifs et aux retraités, privés de la visite de leurs enfants et petits-enfants.
Le cœur trop gros
L'autre soir à 20 h, je n'ai pas réussi à sortir pour applaudir.
J'avais le coeur trop gros et la gorgée nouée. Je pleurais ma grand-mère qui venait de mourir de ce fichu virus. Elle résidait dans un Ehpad, à plus de 1000 km de là. Elle est partie avec deux de ses voisines de chambre, sans qu'aucune d'elles ne soit accompagnée par ses proches.
Le lendemain à 20 h, je suis ressortie. Tous les voisins étaient là, comme d'habitude.
Et puis il y a le vendredi. Ce jour-là, c'est à 18 h que Françoise sort son biniou et répond à l'appel des sonneurs. "Fransou Menez" a retenti la première fois en soutien aux personnels soignants et aux malades.
Depuis, la musicienne varie les plaisirs. Vendredi dernier, elle a joué une gavotte des montagnes, pour y associer un hommage à la chanteuse de kan ha diskan Louise Ebrel. Ce soir-là, Thérèse, la doyenne du quartier est sortie sur le pas de sa porte pour l'écouter.
"Ça va Thérèse ?"
Thérèse aura 90 ans cette année.
Le matin, vers 8h, je la vois chercher son journal dans la boîte aux lettres. Dans l'après-midi, elle fait une courte marche dans l'impasse. Ses enfants lui apportent ses courses une fois par semaine.
D'habitude, on va frapper à sa porte, elle donne du chocolat aux bambins. Maintenant, on ne peut plus lui rendre visite. Alors on lui crie quelques mots, "ça va Thérèse ?" à distance autorisée.
Ici, tout le monde espère que le confinement sera terminé pour la fin juin, date à laquelle aura lieu la traditionnelle fête du quartier.
D'ici là, on se serre les coudes et on s'accroche. "Faut pas relâcher" rappelle Nelly l'infirmière. Quand on est si bien entourés, forcément, c'est plus facile.