Grâce aux données de l'Insee, il est possible de dresser le profil des deux métropoles régionales du Centre-Val de Loire. Et de voir où se concentrent les populations les plus aisées et les plus défavorisées.
Des barres d'immeubles des années 60 aux hôtels particuliers du 19e siècle, une seule et même ville peut accueillir des architectures et des niveaux de vie radicalement différents. Parfois, ils se côtoient dans un tissu urbain plus ou moins mixtes. Dans d'autres cas, les populations les plus défavorisées se retrouvent entassées loin des centre-villes et de leurs services.
Tours et Orléans représentatives des villes moyennes
Pour rendre plus tangible cette réalité, l'Observatoire des inégalités a publié en janvier 2025 une carte en trois dimensions de la pauvreté en France. Sur ce document interactif, consultable en ligne, des barres de différentes tailles et couleurs représentent la concentration de ménages pauvres dans certains quartiers. C'est notamment le cas en banlieue parisienne, mais aussi, dans une moindre mesure, dans les quartiers de villes moyennes, comme celui de la Source, à Orléans.
En utilisant les dernières données de l'Insee sur le revenu et le patrimoine des ménages, France 3 a pu, pour les deux plus grandes villes du Centre-Val de Loire, identifier non seulement où se trouvaient les quartiers les plus pauvres (en-dessous d'un certain seuil de niveau de vie défini par l'Insee) mais également les quartiers les plus aisés.
À Tours et Orléans, les niveaux de vie sont sensiblement les mêmes. Pourtant, des disparités existent : une plus grande part de la population de Tours vit dans des quartiers "aisés" que celle d'Orléans.
"On tend à oublier la densité" de cette pauvreté, ajoute Louis Maurin, directeur de l'Observatoire des inégalités à Tours. En général, les quartiers aisés occupent cinq fois plus d'espace que les quartiers les plus pauvres, pour une population à peu près équivalente. L'histoire du tissu urbain et la disponibilité du logement a beaucoup à voir dans l'existence d'îlots de pauvreté et de richesse.
Les grands ensembles des années 70, créés dans le cadre des Zones à Urbaniser en Priorité (ZUP), étaient censés résoudre "une triple pression post-guerre", explique Maximillien Steindorsson, docteur en aménagement urbanisme et chercheur associé à ESO Rennes. À savoir, les importantes démolitions post-Seconde guerre mondiale, la vétusté du parc immobilier existant, et la pression démographique urbaine du "baby boom" et de l'exode rural. "L'idée était de construire en masse, et à moindre coût", et ce patrimoine devient en grande majorité du logement social.
Pour lutter contre une trop grande ségrégation sociale et spatiale, les gouvernements français émettent à partir des années 1980 l'idée de la "mixité sociale". La loi SRU, qui impose une certaine part de logements sociaux dans chaque commune, et la loi Borloo de 2003, dédiée à la rénovation du parc social, sont les points culminants de cette préoccupation.
L'immobilier, principal facteur de ségrégation
Les prix immobiliers élevés sont l'un des principaux facteurs qui relèguent les ménages les plus pauvres vers certains quartiers. "À Tours notamment, la mixité sociale n'a pas été une priorité, historiquement", note Louis Maurin. Dans certaines communes, la destruction d'un parc social vieillissant débouche sur la reconstruction de logements locatifs privés.
À l'inverse, les logements denses et peu onéreux des années de la reconstruction après la Seconde guerre mondiale se sont concentrés dans certaines villes davantage que dans d'autres. Saint-Pierre-des-Corps, bastion communiste de la périphérie de Tours, a ainsi accueilli beaucoup plus de HLM dans la seconde moitié du 20e siècle que, par exemple, Saint-Cyr-sur-Loire. Un demi-siècle plus tard, une grande partie de Saint-Cyr-sur-Loire appartient aux ménages les plus privilégiés, tandis que Saint-Pierre-des-Corps, malgré des ilôts de pauvreté, est une ville relativement mixte.
"Tours, à la différence d'Orléans, est une ville où la ségrégation est particulièrement forte, marquée", abonde Marie Quinton, adjointe (LFI) au maire de Tours déléguée au Logement et à la Politique de la ville. Les inégalités, si elles sont moins importantes qu'ailleurs restent très marquées vis-à-vis des communes limitrophes.
Les réponses à cette situation sont diverses. À l'échelle de l'agglomération, Tours élabore depuis 2022 un "PLUm", un plan local d'urbanisme métropolitain, intégrant notamment les thématiques du développement durable et de l'inclusion. Dans les limites de la commune, "on fait très attention, pour chaque nouvelle opération de logement, à respecter la règle des trois tiers : un tiers de locatif social, un tiers de logements libres, et un tiers mixte", poursuit l'adjointe. Ce dernier tiers inclut notamment "des logements locatifs intermédiaires ou des baux réels solidaires, qui permettent à des ménages de devenir propriétaires à moindre coûts".
Cela dit, ce processus obéit à un "temps long", avertit l'élue. "On ne peut pas révolutionner complétement l'habitat, on doit travailler à partir de l'existant." En outre, "on commettrait une erreur en essayant de mettre absolument trois logements sociaux dans un quartier très huppé : en faisant cela on invisibilise les précarités et on isole les gens de tout un réseau d'entraide".
Malgré leur lenteur et leur complexité, ces efforts restent nécessaires pour cette municipalité plutôt marquée à gauche. "C'est un enjeu de vivre ensemble, de la manière dont on veut faire société, mais aussi d'accès aux services publics", pointe Marie Quinton. "Souvent, quand vous avez de la ségrégation, les plus aisés se retrouvent plus proches de services dont paradoxalement ils ont moins besoin, tandis que les autres sont 'mis au ban'", ce qui a des conséquences concrètes sur leur qualité de vie.
Pour cette raison, "la mixité sociale peut prendre différentes formes", indique pour sa part Laurence Cornaire, adjointe (UDI) au maire d'Orléans chargée de l'habitat et du logement social. "Nous faisons très attention à l'attribution de logements dans les quartiers plus sensibles, où beaucoup de configurations différentes coexistent, notamment un nombre important de familles monoparentales". Âge, emploi, situation : tous les paramètres sont pris en compte "au cas par cas" pour favoriser un environnement équilibré où personnes âgées, jeunes actifs et familles puissent se mélanger et s'entraider.
On fait de la bonne mixité sociale quand on sort les gens de l'isolement, quand les gens s’approprient les services et peuvent exprimer leur besoin.
Laurence Cornaire, adjointe (UDI) d'Orléans déléguée à l'habitat et au logement social
L'accent, explique l'élue, est aussi mis sur l'accompagnement social, via un tissu associatif axé sur l'accès au droit et la prévention des expulsions. "Grâce aux services publics, à la médiation entre voisins, et à l'implication des bénévoles associatifs, nous créons un réseau de soutien solide", avec pour objectif de s'assurer que même dans les quartiers plus défavorisés que sont la Source et l'Argonne, il reste possible d'accéder aux services nécessaires.
Quartiers "sas" et quartiers "nasses"
Malgré la persistance des inégalités, l'existence de quartiers moins aisés, où le loyer est plus bas, n'est pas toujours néfaste. "L'objectif d'un quartier de grands ensemble, c'est d'être un sas : on loue moins cher, et on a accès à tous les services dont on a besoin", notamment Pôle Emploi (désormais France Travail) et au tissu associatif, explique Maximillien Steindorsson. "L'idée ce serait de pouvoir permettre aux ménages qui ont un accident de se retrouver dans territoire plus spécialisé, le temps de se revigorer."
C'est l'effet constaté, par exemple, au quartier des Sanitas à Tours, abonde Marie Quinton. Dans le détail, "les quartiers de politique de la ville servent de 'tremplin' à certaines personnes, qu'ils soient au début de leurs études, dans un moment de première arrivée en ville, ou dans une passe difficile après laquelle ils rebondissent".
Une pauvreté plus ou moins concentrée
Aussi impressionnante qu'elle soit, cette ségrégation sociale et spatiale reste plus nuancée en France que dans d'autres pays. Loin des favelas brésiliennes ou des ghettos nord-américains, la réalité est plus diffuse, surtout dans les villes moyennes. Par comparaison, "aux États-Unis, où la politique de construction du logement social n'est pas apportée par l'État, la segmentation est très puissante", pointe Maximillien Steindorsson. "En France il n'y a que très rarement des situations de blocage très fortes. C'est le cas par exemple en banlieue parisienne."
Pour reprendre l'exemple tourangeau : "il y a de la pauvreté à Saint-Cyr-sur-Loire aussi, par exemple", note Louis Maurin. Mais "on parle plutôt de célibataires, d'hommes seuls, alors que les grands ensembles rassemblent plutôt des familles". Même constat à Orléans, où la pauvreté concentrée dans les quartiers de la Source et de l'Argonne concerne davantage des familles, et celle du centre davantage des hommes seuls. "Il y a des inégalités fortes et des écarts importants, il ne faut pas le nier", mais "on n'est pas dans des ghettos".
Alors, l'Eldorado d'une mixité sociale parfaote n'est pas si éloigné ? "Cette notion de mixité sociale est souvent évoquée avec beaucoup d'attentes", modère Maximillien Steindorsson. "Or le fait de créer une situation de mixité dans un quartier populaire ne crée pas automatiquement de solution" entre populations pauvres et populations aisées. "Sur le terrain, les liens qui se créent sont souvent faibles, voire évoluent vers des tensions."
Des tensions d'autant plus présentes que l'État, longtemps acteur de premier plan, déserte de plus en plus ses populations les moins favorisées. Dernier exemple en date : la suppression des derniers emplois aidés dans les quartiers prioritaires de la ville, qui menace de détricoter une maille essentielle du tissu social et associatif, selon les acteurs de terrain.