Depuis plus de vingt ans, avec une poignée d'amoureux des "mauvais films sympathiques", Dumè Nadotti défend passionnément le nanar. Résultat, ce qui a commencé comme une blague de potes remplit désormais le Grand Rex de Paris, et s'exporte à l'étranger.
"Tu n'as jamais vu Le Faucon, avec Francis Huster ? Tu as raté quelque chose... Il est énorme, ce film. C'est le frère de Michel Boujenah, Paul, qui l'a réalisé, en 1983. Huster se la joue inspecteur Harry, un flic à l'américaine dont la femme s'est fait assassiner. Mais pour faire américain, la seule chose qu'ils ont trouvée, c'est le faire se goinfrer de cheeseburgers à longueur de journée ! C'est légendaire, Le Faucon..."
Avec ce film, ne vous attendez pas à découvrir un chef-d'œuvre oublié du cinéma français. Quand l'Ajaccien Dumè Nadotti qualifie un film de légende, avec cet enthousiasme gourmand, c'est en général qu'il appartient à cette catégorie si particulière du cinéma, à laquelle quelques milliers d'initiés, à travers le monde, vouent un culte étrange : le Nanar.
Dumè fait partie de cette secte. Il en est même l'un des chefs de file en France, à travers Nanarland, le site qu'il anime depuis 22 ans avec une dizaine d'autres amateurs de bisseries fauchées.
Un site au succès si spectaculaire qu'il a enfanté deux ouvrages couronnés de succès, des podcasts, et un festival du nanar, La nuit Nanarland, au Grand Rex, à Paris, auquel se pressent chaque année plus de 2.500 personnes ravies de l'aubaine.
Le nanar, qu'est-ce que c'est ?
Mais ne brûlons pas les étapes. Il convient de définir précisément de quoi on parle.
IL serait dommage de confondre nanar et navet. Les deux sont des mauvais films, certes. Mais sur le site Nanarland, on veille à bien faire la différence : "Nanar, c'est un qualificatif qu'on ne considère pas comme un sceau infâmant mais bien comme un label de prestige, au contraire des tonnes de navets infâmes et soporifiques qu'on se coltine à longueur d'année".
Si tu te fais chier, c'est pas un nanar, c'est un navet !
Dumè Nadotti
On a demandé à Dumè Nadotti, lunettes de soleil et tee-shirt Nine Inch Nails, de nous en dire plus ce qui la différence entre les deux, une différence qui peut paraître subtile pour les profanes.
L'Ajaccien de 46 ans commande un jus de fraise, se cale au fond de sa chaise et se lance dans une description qu'il connaît par cœur, pour l'avoir déjà faite des centaines de fois :
"Si tu te fais chier, c'est un navet. Astérix aux jeux olympiques, par exemple, c'est un navet. Alors que Le faucon, Christmas Twister ou Turkish Star Wars, ce sont des nanars ! Ces films qu'on regarde entre amis, devant lesquels on hallucine, où, devant certaines scènes, on se dit "mais qu'est-ce qui lui est passé par la tête, au réalisateur ?"... Sauf qu'on sait que c'était involontaire, que le mec voulait bien faire, mais qu'il n'en avait ni le talent, ni les moyens ! Cette situation, parfois, donne des choses incroyables ! "
Cinéphage
Dumè Nadotti est tombé dans la marmite quand il était ado. "A 15 ans, j'étais déjà mordu de cinéma. Je surveillais tout ce qui sortait au cinéma, tout ce qui passait sur Canal +. Mais il y avait aussi tous ces films étranges, qui attiraient mon regard, sur les étagères des vidéoclubs. Des films aux affiches faites de bric et de broc, aux titres improbables, et aux histoires complètement dingues. J'ai commencé à en louer. J'avais ouvert la boîte de Pandore". Il sourit au souvenir de ces années d'adolescence. Avant d'ajouter : "En plus, pas longtemps après, j'ai commencé à travailler dans un videoclub des Salines, le Flash. Et j'y ai travaillé pendant sept ans. Alors, évidemment, ça n'a pas arrangé les choses !"
Assis à la terrasse de ce café ajaccien, à l'entrée des Sanguinaires, Dumè Nadotti se souvient encore du premier nanar qu'il a découvert. "Ca s'appelait Atomic Cyborg. Une espèce de mélange entre Over the Top et Terminator, tourné par un réalisateur italien, avec John Saxon qui jouait le méchant".
je n'aime pas le terme de plaisir coupable. Quand on prend du plaisir, il ne doit pas y avoir de honte
Dumè Nadotti devient vite une encyclopédie du genre. Année après année, il entasse chez lui des centaines de longs-métrages pas vraiment programmés à Cannes. Des films mexicains où Santo, un catcheur/scientifique affronte des Martiens le Führer en folie, avec Alice Sapritch, ou encore Adan et Eva (sic) contre les cannibales...
Au début des années 2000, alors qu'il écume les forums de fan de cinéma de genre, il tombe sur le message d'une bande de jeunes Grenoblois qui partagent ses goûts, et veulent créer un site dédié aux nanars. "J'avais une collection assez importante, je leur ai proposé mon aide s'ils avaient besoin d'y avoir accès, et, très vite, j'ai rejoint l'équipe".
Nanarland est né.
Consécration à la Cinémathèque française
Le site, érudit, dense et souvent hilarant, connaît un vrai succès sur un créneau qu'il est alors le seul à occuper. Le nanar est encore, en France, une niche pour spécialistes. Pourtant, en 2005, la dizaine de passionnés qui l'anime reçoit un coup de fil totalement improbable. Jean-François Rauger, critique cinéma pour le quotidien Le Monde et directeur de programmation de la très prestigieuse Cinémathèque française, leur propose une collaboration :
"La cinémathèque quittait Chaillot pour migrer vers la nouvelle cinémathèque, à Bercy. Et Jean-François Rauger désirait marquer le coup de manière originale, en faisant un truc dingue. Bien sûr, on a dit oui, et ça a été un carton total ! "
Le concept est simple. Une soirée dédiée au nanar, dans le temple du cinéma français. L'attelage peut paraître surprenant, mais pas tant que cela, à en croire le cinéphage corse. "Henri Langlois, l'un des fondateurs de la cinémathèque, partageait notre vision du cinéma. Il pensait lui aussi qu'il y avait toujours quelque chose à tirer d'un film, qu'il n'était pas question d'en mettre à la poubelle. C'est pour cela, d'ailleurs, qu'il avait créé la Cinémathèque. Pour tout conserver."
Le partenariat durera dix ans. Dix éditions durant lesquelles la salle Henri Langlois, avec ses 400 places, affichera immanquablement complet. "Au bout de dix ans, on a réfléchi à changer. Pas vraiment de formule, mais d'endroit. Ca faisait un compte rond, dix ans. Et puis on avait écoulé le stock de la Cinémathèque ! Alors on a pensé à viser plus grand. Mais on ne pensait pas aussi grand !"
L'un d'eux propose rien moins que la salle de cinéma la plus grande de Paris. Le Grand Rex, ce n'est pas 400, mais 2.500 places... Le choix semble fou au reste de l'équipe, mais finalement, les membres de l'association se lassent convaincre. A raison.
Lors de la première dans cette salle légendaire, plus un siège n'est libre.
Depuis, chaque année, fin septembre, ce sont quatre films qui sont projetés, soigneusement choisis par l'équipe Nanarland. Et le Grand Rex ressort, pour l'occasion, son historique projecteur 35 mm, remisé au placard, vaincu par la toute-puissance des films sur fichier numérique. "Ce projecteur ne fait son retour dans la cabine de projection que pour deux occasions. La nuit Nanarland, et les films de Tarantino, ardent défenseur du format !" assure Dumè Nadotti, pas peu fier.
Hommage aux héros oubliés du genre
Les longs-métrages sont entrecoupés d'extraits d'autres films, "une sorte de zapping du pire", mais aussi de quizs, de jeux, et de pauses, pour sortir fumer et ses restaurer. "On commence à 7 heures du soir, et on finit à 7 heures du matin..."
L'excitation est la même que pour la première soirée. Sauf que maintenant, on a nos enfants avec nous, on a les cheveux blancs, et on met une semaine à se remettre de la gueule de bois !
"En 2018, on a reçu Jean-Marie Pallardy, à qui l'on doit l'immortel Vivre pour survivre, un film tourné il y a 40 ans. Il a 80 ans aujourd'hui. On l'a fait venir d'Espagne avec sa femme, et il a été accueuilli par une standing ovation incroyable. Sa compagne nous a dit que c'était le plus beau jour de leur vie. C'est aussi pour des moments pareils qu'on fait tout ça.".
La nuit Nanarland est un vrai marathon, "il y a beaucoup d'ambiance, ça crie, ça hurle, ça rigole !". Cette année, la soirée est prévue le 30 septembre. Le programme n'a même pas été annoncé, et plus de 2.300 places ont déjà été vendues. "On est les premiers étonnés, encore aujourd'hui", sourit Dumè. "L'excitation est la même que pour la première soirée, il y a près de vingt ans. Sauf que maintenant, on a nos enfants avec nous, on a les cheveux blancs, et on met une semaine à se remettre de la gueule de bois !"
En septembre, pour la première fois, sa fille de quinze ans sera autorisée à participer aux festivités. "Je suis un peu vieux jeu, voire, prude, je le reconnais. Du moins avec elle. Il y a souvent des scènes osées, ou violentes, dans les nanars. Alors jusque-là, j'avais mis un veto."
Cinéma de quartier
Dumè Nadotti est également très discret. Il préfère parler des films qu'il aime que de lui. L'archiviste de Nanarland, qui se partage entre Ajaccio et son village d'Olivese, n'est pas vraiment à l'aise lorsqu'il s'agit de se mettre en avant, et refuse la plupart des sollicitations médiatiques.
Alors quand on lui dit qu'avec Nanarland, ils sont peut-être les derniers défenseurs d'un cinéma à l'ancienne, celui des cinémas de quartier, des jaquettes de VHS René Chateau et des films de ninja fauchés, il peine à cacher sa gène, et assure que, depuis la naissance du site en 2001, de nombreux autres amateurs de nanars se sont engagés dans la brèche, pour partager, eux aussi, leur amour du genre.
Quand on lui demande, avant de le quitter, si le nanar, c'est un plaisir coupable, Dumè ne marque pas la moindre hésitation : "Je n'aime pas le terme de plaisir coupable. Quand on prend du plaisir, il ne doit pas y avoir de honte".
Que celui qui n'a jamais pris le moindre plaisir devant Arrête de ramer, t'attaque la falaise, avec Michel Galabru, ou Le jour et la nuit, de Bernard-Henri Levy, lui jette la première pierre...