"Les gens vous disent qu'ils s'inquiètent de la mort du centre-ville, mais ils préfèrent faire leurs achats de leur canapé..." : la petite épicerie A Buttega, à Bastia, fait de la résistance

Les petites épiceries de quartier ne seront bientôt plus qu'un lointain souvenir. Mais même si les habitudes de consommation ont changé, certaines d'entre elles restent ouvertes. Depuis 40 ans, la famille Loriot tient la petite épicerie qui fait face à Notre Dame de Lourdes. Nous les avons rencontrés.

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"Au mois de juin dernier, pour fêter mes soixante ans, on est partis en croisière en Italie avec mon mari. C'étaient les premières vacances que j'ai prises de toute ma vie", sourit Christine Loriot, en rendant sa monnaie à une habituée de la petite épicerie.

La commerçante a commencé à travailler il y a une quarantaine d'années dans l'épicerie familiale, à quelques mètres à peine de l'église Notre-dame de Lourdes, lorsque ses parents ont repris l'établissement. Et depuis, elle n'a plus quitté le petit local.

Quand j'étais jeune, j'étais coiffeuse. Et mon patron n'a rien trouvé de mieux que de mettre le feu au salon..."

Rien ne destinait la jeune femme à devenir épicière. "C'est la vie qui en a voulu ainsi. J'étais coiffeuse, et mon patron n'a rien trouvé de mieux que de mettre le feu au salon. Il croyait pouvoir toucher des mille et des cents avec son assurance... Au même moment, mon père, qui était conducteur de travaux, s'est retrouvé en longue maladie, et ma mère a été licenciée de Prisunic. Alors un jour on a vu une annonce, on est venus visiter. Maman était du métier, elle a été enchantée à l'idée, et on s'est lancés dans l'aventure..."

Quarante ans après, l'épicerie Loriot est restée une affaire de famille. Christine, aidée de son époux, Frédéric, tient l'établissement, mais sa sœur Sylviane, la remplace parfois, et les clients aperçoivent encore régulièrement Anne-Marie, leur mère, à 83 ans, derrière le comptoir.

Ici, tout est affaire de permanence. Le petit local n'a guère changé depuis les débuts. "À une époque, on a voulu la moderniser, avec ma sœur, mais ma mère n'a jamais été d'accord. Et des années après, je me dis qu'elle avait raison. Les gens aiment venir dans des lieux comme celui-là. Et l'été, quand les touristes entrent, ils sont émerveillés, et prennent l'épicerie en photo, ils n'ont plus l'habitude de voir ça, ça leur rappelle leur enfance..."  

David contre Goliath

L'épicerie A Buttega, ouverte 7 jours sur 7, toute la journée, depuis quatre décennies (jusqu'en 2020, où la famille a pris la décision de fermer le dimanche après-midi), a vu le monde changer autour d'elle. 

Elle a survécu à la prolifération des centres commerciaux gigantesques, en périphérie de la ville, mais également des petites supérettes en centre-ville, fausses épiceries toutes conçues sur le même modèle, et appartenant aux grands groupes.

Christine hausse les épaules. Pour elle, contrairement à ce que l'on pourrait penser, cela n'a pas été le plus dur à gérer : "On propose autre chose que ces enseignes. On mise beaucoup sur l'accueil, les gens qui viennent chez nous, ils viennent aussi pour passer le temps. On les connaît, on discute de tout et de rien..."

Ca a commencé par l'ouverture du tunnel ! Et puis peu à peu, toutes les administrations sont parties au sud de la ville...

Le problème, estime Christine, c'est le centre-ville qui, inexorablement, se vide. Et la sémillante sexagénaire s'empresse de préciser que cela ne date pas d'hier : "ça a commencé par l'ouverture du tunnel ! Et puis peu à peu, toutes les administrations sont parties vers le sud de la ville... À une époque, on avait les Assedics, l'ANPE, l'hôpital de Toga... Toutes les personnes qui y travaillaient, et qui venaient faire leurs emplettes, ne sont plus là".

 

Christine salue le gérant du bureau de tabac voisin, qui passe devant l'épicerie, puis balaie d'un geste de la main la rue du commandant Luce de Casabianca : "regardez, il n'y a plus personne... c'est fini, les embouteillages... Dans le centre, c'est toujours aussi difficile de se garer, mais pour rouler, il n'y a plus vraiment de problèmes."

Une saison estivale "moche"

Christine fait contre mauvaise fortune bon cœur. Elle accueille les clients avec le sourire, et ne se départit jamais de sa bonne humeur. Les gens n'ont pas à subir les difficultés du commerce, martèle-t-elle. Mais notre venue est l'occasion pour elle de partager ses inquiétudes, après une saison estivale "moche", et un automne maussade. "Ça fait bien longtemps qu'on ne gagne plus d'argent. Le tout, c'est d'arriver à dégager un salaire. Et au mois d'octobre, par exemple, ça n'a pas été le cas".

"Et quand je parle de salaire", précise Christine après avoir quitté son comptoir pour aligner quelques boîtes de chapelure sur une étagère, "je ne parle pas de 2.000 euros... S'il reste 1.000 euros, en fin de mois, on peut s'estimer heureux, en ce moment..."

Les fruits et légumes ont tellement augmenté qu'on ne prend même plus notre marge dessus, sinon c'est invendable

Quand on lui dit que c'est peut-être en raison des prix pratiqués dans les épiceries que les clients se font de moins en moins nombreux, elle lève les yeux au ciel : "on fait tout ce qu'on peut pour pratiquer des prix raisonnables. Les fruits et légumes ont tellement augmenté qu'on ne prend même plus notre marge dessus, sinon c'est invendable. Et on gère le stock au plus près. Mon mari va faire des achats tous les matins, chez Cacciari, après avoir fait l'inventaire de ce qui nous manque, et je peux vous garantir qu'on prend les produits à l'unité ! S'il manque une motte de beurre, on prend une motte de beurre, pas plus".

Christine reste silencieuse, quelques instants, l'air pensif, avant de reprendre : "Le problème est bien plus profond. Je ne parle pas de nous, les épiceries ne sont pas concernées, mais prenez les achats internet... Les gens adorent commander sur internet. Ils vous disent qu'ils sont attachés à la Corse, qu'ils s'inquiètent de la désertification du centre-ville, mais ils préfèrent faire leurs achats de leur canapé que descendre dans la rue ! Leur argent part sur le continent, et ils laissent la Corse partir en biberine".

Encore une fois, on brandit l'argument des tarifs imbattables du net. Sans succès. "Si c'était la seule raison, on n'aurait qu'à s'incliner", répond Christine, "mais c'est plus compliqué que ça. J'ai une amie qui a une boutique de vêtements, et qui fait aussi de la réception de colis pour les gens qui commandent sur internet. Les gens commandent les modèles qu'elle a en magasin, et qui sont au même prix en boutique, puisque c'est une chaîne nationale ! Ils viennent au magasin récupérer leur colis, de toute façon. Pourquoi ils s'embêtent à commander sur le continent ?"

 

J'ai un fils et j'ai tout fait pour qu'il ne suive pas notre voie

On jette un coup d'œil à la lourde porte de bois fermée, de l'autre côté du trottoir, où, durant des décennies, se trouvait l'autre librairie "historique" de la rue, qui a fermé l'année dernière. Et on demande à l'épicière comment elle fait pour trouver la force, chaque matin, d'ouvrir la boutique. "Je n'ai pas vraiment le choix... Qu'est-ce que je pourrais faire d'autre ? Il me reste dix ans à travailler, avant d'avoir tous mes trimestres. Et puis je continue d'y croire, je me dis que vu notre vie de travail, le bon Dieu ne va pas nous abandonner du jour au lendemain !", lance-t-elle dans un éclat de rire.

Une chose est sûre, quand Christine et son mari auront pris leur retraite, il en sera fini de la tradition familiale. "J'ai un fils et j'ai tout fait pour qu'il ne suive pas notre voie. On lui a payé des études à Paris, il a 28 ans et il est ingénieur en mécanique sur les avions. On y a laissé des plumes, financièrement, croyez-moi ! Mais on ne voulait pas qu'il vive notre vie, avec sans cesse l'inquiétude de savoir de quoi demain sera fait..."

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