Une journaliste du journal l'Opinion a posté sur Twitter une photo de paysage agricole situé dans l'Aube, le 12 novembre. Elle a suscité d'innombrables commentaires haineux qui révèlent une certaine vision du monde rural. On vous explique.
Tout a commencé le 12 novembre à 13h04. Emmanuelle Ducros, journaliste à l'Opinion et chroniqueuse sur Europe 1, spécialisée dans l'agriculture, poste sur son fil Twitter suivi par 105 000 personnes, une photo de paysage agricole. Avec comme unique légende. "Que ce pays est beau".
Elle est en week-end prolongé chez des amis qui habitent dans le pays d'Othe. Un secteur de l'Aube, située à une vingtaine de kilomètres de Troyes, et moins de deux heures de Paris. Prisé justement pour ses paysages. La photo montre des champs bien verts en cette mi-novembre, une route départementale en bitume serpente au milieu. Un bois perce au second plan sur une colline. Le tout sur fond de ciel bleu.
Quelques minutes plus tard, la vague de haine débute par ce commentaire. "Des champs rectilignes, pas une haie, un pauvre bosquet d'arbres à l'horizon, rescapé de l'agriculture intensive. Un ciel presque trop bleu, on dirait un fond d'écran Microsoft. Et du goudron, j'oubliais. Vous pourriez refonder le club des adorateurs du formicas". Un autre internaute commente la photo et lance un débat sur l'agriculture intensive. "Déserts du remembrement, monocultures intensives à perte de vue, flingage des sols et de la biodiversité, oui c'est vraiment magnifique".
Le torrent continue. "Excepté la topographie, je ne vois que l'empreinte de l'homme dans ce paysage qui n'a rien de naturel. Une route avec de chaque côté des cultures. Espérons que la partie boisée au fond est naturelle". La journaliste tente de répondre. Avec un brin d'ironie.
"Han, mais quelle horreur, une route"."Eh oui. La campagne est un endroit où des gens vivent. Dommage pour les urbains qui trouvent qu'on devrait les obliger à circuler sur des chemins de terre, parce qu'eux ont besoin d'une campagne rêvée. Le mépris". Elle se voit ensuite submergée par les commentaires. Certains sexistes, quand d'autres évoquent les éoliennes, les centrales nucléaires.
Son intention n'était pourtant pas d'ouvrir le débat. Nous l'avons contactée. Elle ne cache pas être régulièrement sujette à polémique, mais cette fois, assure-t-elle, ce n'était pas l'idée.
"Cela raconte le fantasme de certains urbains"
"Pendant le week-end, je poste une photo anodine de retour de marché en pays d’Othe. Mais ce n'était pas polémique, j'en déduis que les messagers clivants sont plus importants que les messages. Là, certains en ont profité pour mettre leur rancœur sur ce sujet. Cette photo raconte les rotations des cultures, les paysages qui changent. Mais pour certains, des urbains surtout, la campagne c'est un un parc à thème. Or, il y a des gens qui y vivent et y travaillent ! Ils aimeraient que la nature soit intouchée, vierge. Avec seulement des champs de potirons. Or on voit des grandes cultures, oui. Cela raconte le fantasme des urbains sur le monde rural". Elle a tout de même tweeté une seconde photo.
Se disant étonnée de l'ampleur des commentaires et de leur nombre, Emmanuelle Ducros n'avait jamais connu pareille haine, sur des choses apparemment aussi anodines. "Là, il n’y avait pas d’aspérités, mais chacun y a piqué ses peurs. Cela cristallise les angoisses".
"Là, il n’y avait pas d’aspérités, mais chacun y a piqué ses peurs. Cela cristallise les angoisses".
Emmanuelle Ducrosjournaliste à l'Opinion
Journaliste à l'Opinion depuis dix ans, Emmanuelle Ducros traite du monde agricole sous toutes ses formes, elle connaît son sujet. Mais elle reconnaît que certaines de ses interventions sont parfois clivantes. Lorsqu'elle évoque les OGM par exemple. Suite à ce tweet anodin, elle a dressé une synthèse des réactions négatives qui expliquent selon elle, la fracture entre ceux qui critiquent le monde rural et ceux qui y vivent et y travaillent. En voici quelques extraits.
"Il y a sur cette photo quatre champs différents pas immenses. Intensif ? On n'en sait rien. Ça pourrait être bio. En tout cas, ça dit la variété, les rotations. Han, c'est de la monoculture ! Il y a quatre variétés de culture dont au moins deux de céréales. Les céréales, c'est 25% de notre ration énergétique. Vous avez le fantasme du maraîchage, mais ce n'est qu'une toute petite partie de notre Agriculture. Han c'est horrible y'a pas de haies ni de biodiversité ! Ce paysage est enserré dans la forêt communale d'Othe, qui regorge de gibiers, d'animaux, et permet par un système d'affouage aux habitants de se chauffer au bois gratuitement. Il y a des mares, des bosquets partout".
Une polémique qui aura permis à la journaliste de constater s'il le fallait, que le travail de décryptage était nécessaire pour expliquer en profondeur en quoi consiste l'agriculture et comment elle évolue. La photo a également suscité quelques messages bienveillants pour saluer la beauté de ces paysages ruraux en automne. Comme par exemple celui du président de la région Grand Est, Jean Rottner, sur Twitter : "Sylvain Tesson dans 'Blanc' écrit cette belle phrase : L’homme a beau se propulser dans la beauté, il retombe toujours dans ses penchants. Oui cette photo est belle. Oui l’Aube est un beau territoire. Oui l’Agriculture est notre fierté !"