Jamais un campement aussi grand n’a existé en plein hiver à Strasbourg (Bas-Rhin). Dans le quartier de la Montagne-Verte, une centaine de personnes, dont une trentaine d'enfants, dorment sous tente malgré le grand froid. Le 16 janvier, Médecins du monde y a effectué une maraude.
Les tentes se sont installées depuis des mois dans le parc Eugène Imbs, à l'entrée du quartier de la Montagne-Verte, à Strasbourg. C'est le campement actuel le plus important de la capitale alsacienne, après le démantèlement de celui du quartier de la Meinau en novembre.
Dès novembre, Médecins du monde était venu sur ce site de la Montagne-Verte. Une soixantaine de personnes y vivait alors. Deux mois plus tard, le nombre des tentes a quasiment doublé.
Pour cette seconde maraude, ils sont une bonne quinzaine : deux salariés et six bénévoles de Médecins du monde, cinq bénévoles de Caritas, et quatre interprètes. En ce 16 janvier 2025, la nuit est glaciale.
Évaluer la situation
Hillary Contreras Salmen, coordinatrice de la Mission mobile de Médecins du monde Alsace, donne les dernières consignes : "Le but, c'est de prendre des nouvelles des personnes. C'est la première année qu'à la mi-janvier, aucun gymnase n'est ouvert. Ces personnes ont passé novembre, décembre, et une partie de janvier 2025 dehors."
L'équipe s'approche des tentes et installe quelques tables de camping, des thermos de boissons chaudes, et des boîtes avec des produits de première nécessité et des vêtements à distribuer : sous-vêtements, chaussettes, gants et bonnets.
Mais l'objectif principal de cette opération est de repérer les situations sanitaires complexes, et les personnes souffrant de pathologies lourdes qui, plus encore que d'autres, auraient absolument besoin d'un toit sur la tête.
Un constat accablant
À l'aide des interprètes, les discussions s'engagent. La confiance s'installe. "La majorité des personnes qu'on rencontre ont des problèmes de santé assez lourds : maladie hépatique, maladie rénale, handicap lourd", liste Irakli Lominadze, médiateur en santé pour Médecins du monde. Un monsieur se déplace uniquement en fauteuil roulant. Un senior, d'origine géorgienne, a déjà subi deux opérations de l'estomac, et les antalgiques n'ont plus d'effet sur ses douleurs à la main gauche. Un autre a "des problèmes au foie et des varices. La vie est vraiment insupportable pour lui en ce moment" précise un interprète.
Certains malades ne sont pas du tout soignés, alors "il faut qu'on fasse pour eux une demande de couverture maladie" explique une bénévole de Médecins du Monde. Mais la plupart bénéficient d'un vrai suivi médical.
Une infirmière à domicile, quand on n'a pas de domicile, ce n'est pas possible
Irakli Lominadze Médiateur en santé pour Médecins du monde
"C'est le paradoxe de ces situations : ces gens ont accès à des consultations, des examens, des traitements, parfois même à une hospitalisation ou une opération. Mais en sortant de l'hôpital, ils reviennent ici et passent leur convalescence sous tente, dans le froid, déplore Irakli Lominadze. Certains ont besoin d'une infirmière à domicile, mais quand on n'a pas de domicile, ce n'est pas possible. Ces situations totalement absurdes qu'on découvre ici, c'est le quotidien de ces gens."
Plusieurs dizaines d'enfants
Tandis que les adultes discutent, des enfants jouent et courent pour se réchauffer. Ils étaient une trentaine en novembre, et d'après Hillary Contreras Salmen, ils seraient autant, voire davantage, en cette mi-janvier.
Une jeune femme enceinte et maman d'un enfant en bas âge vient discuter avec une bénévole. Elle explique qu'elle est suivie pour sa grossesse au CHU de Strasbourg-Hautepierre. Et qu'elle appelle le numéro d'accueil d'urgence du 115 presque tous les jours, en vain. "Parfois, ils disent qu'il n'y a pas de place pour les familles, et d'autres fois, ils ne décrochent même pas."
Un jeune couple albanais, avec deux fillettes de cinq et huit ans, se serre dans une tente minuscule. Ils essaient de gagner quelques calories à l'aide d'un petit réchaud à gaz. "Ce sont des conditions de vie extrêmes, reconnaît la maman. On a très froid, vers quatre ou cinq heures du matin, ça gèle, on sent la glace sur le visage." – "Et avant-hier, un rat est entré dans la tente. Les enfants étaient horrifiées" ajoute le papa.
Des situations administratives hétérogènes
"J'avais de bonnes conditions de vie en Albanie, raconte encore le papa. Mais j'ai eu des soucis à cause de la vendetta." – "Notre vie est en danger en Albanie, c'est impossible pour nous d'y retourner" précise son épouse. Mais leur demande d'asile, puis de recours, a été rejetée, et ils se retrouvent aujourd'hui sans solution.
Parmi la centaine de personnes présentes sur ce terrain de la Montagne-Verte, les situations administratives sont diverses. "Dès novembre dernier, on avait identifié des personnes venues demander l'asile politique, précise Hillary Contreras Salmen. Il y a aussi des personnes en cours de procédure." Dans l'un comme dans l'autre cas, selon le droit français, ces personnes n'ont pas le droit de travailler tant que leur demande est en cours, mais l'Etat a l'obligation de les loger durant cette période.
Le système d'hébergement est tellement sous-dimensionné qu'il n'y a tout simplement pas assez de places
Hillary Contreras Salmen, coordinatrice Mission mobile de Médecins du Monde Alsace
"Il y a même ici des réfugiés statutaires, qui ont obtenu leurs papiers, déplore la jeune femme. Actuellement, qu'on soit Français ou étranger, qu'on ait ou non des problèmes de santé, qu'importe. Le système d'hébergement est tellement sous-dimensionné par rapport aux besoins qu'il n'y a tout simplement pas assez de places."
Une expulsion est prévue
Au vu de l'insalubrité du campement, la Ville et l'Eurométropole de Strasbourg ont saisi le tribunal administratif d'un référé mesures utiles, une procédure d'urgence destinée à demander l'évacuation du site. L'audience se tiendra le 20 janvier prochain.
Mandatée par plusieurs associations, une avocate du barreau de Strasbourg, Sophie Schweitzer, accompagne l'équipe de la maraude. "Je viens expliquer aux gens ce qui est prévu, quels sont les risques, comment j'envisage de les défendre, précise-t-elle. Pour qu'ils me disent si oui ou non, ils souhaitent que je les représente."
L'avocate ne minimise en rien les conditions de vie inacceptables sur ce terrain. "Il fait très froid, il n'y a pas d'eau, il y a peu de toilettes et pas d'eau dans les toilettes, on est tous d'accord là-dessus." En revanche, elle réfute l'idée d'une expulsion sans contreparties. "On ne peut pas se contenter d'évacuer ce camp sans proposer de solutions d'hébergement, martèle-t-elle. Ces gens ne vont pas prendre leurs affaires et se contenter d'errer en ville. Ils auront forcément besoin d'un autre endroit où se poser."
Se contenter de les chasser de ce lieu serait donc un non-sens, d'après sa propre expérience. "Il faut arrêter de vider ce genre de campement sans proposer de solutions, insiste-t-elle. Parce qu'il va s'en créer d'autres, ailleurs. Dans quelques semaines, on en sera au même point, parce que ces gens n'ont juste pas le choix." Dans sa plaidoirie, elle compte donc bien rappeler qu'il y a "des logements vides, qu'il faut réquisitionner. Et il faut aussi ouvrir des gymnases, c'est urgent." Elle prévoit également "de mettre la préfecture en cause dans cette procédure, pour dire qu'elle est concernée aussi."
À la fin de la maraude, le bilan dressé par Hillary Contreras Salmen est sans appel. "C'est clairement l'épuisement des personnes, se désole-t-elle. Elles se sentent abandonnées, à bout, à attendre la suite sans savoir ce qui va se passer."
Dans la nuit glaciale, une vingtaine d'entre elles a rejoint les bénévoles de la maraude autour d'un petit feu de camp. Les boissons chaudes réchauffent les doigts engourdis. Et les yeux des gamins brillent à la lueur des flammes. Un petit temps de communion et d'humanité, au cœur de l'hiver strasbourgeois.