Depuis un quart de siècle, Marguerite Rodenstein, bénévole, anime deux fois par semaines un atelier d'écriture au sein de la maison d'arrêt de Colmar. La fermeture de celle-ci, courant juin, signe également la fin de l'atelier, qui offrait depuis 25 ans un espace de liberté aux détenus.
– "Quand tu es petit, se séparer des parents que tu aimes est difficile…" - "Le souffle du temps transforme tout en poussière…. J'aimerais, quand tout s'arrête, du bout du doigt, caresser l'éternité."– "La détresse m'habitait, mais personne ne l'a compris…"
L'un après l'autre, les participants à l'atelier lisent à haute voix le texte qu'ils ont écrit. En confiance. Car l'animatrice bénévole, Marguerite Rodenstein, interdit toute remarque désobligeante, tout jugement de valeur. Et ça fonctionne. L'ambiance est respectueuse et sereine.
Un atelier qui fait du bien
"Marguerite apporte quelque chose qu'on ne trouve pas ailleurs" nous confie André (prénom d'emprunt). "Tu viens à l'atelier tel que tu es, en apportant ce que tu as. ("Kommsch wie De bisch, un bringsch wàs De hàsch".) Et ça produit une alchimie d'où, soudain, quelque chose émerge. Ça fait du bien. Cet atelier est un lieu de liberté (…) On est en prison, mais j'y ai trouvé plus d'humanité qu'à l'extérieur."
Kommsch wie De bisch, un bringsch wàs De hàsch (tu viens tel que tu es, en apportant ce que tu as)
En cette fin mai 2021, les participants ne sont plus qu'une petite demi-douzaine. En cause, la distanciation due à la crise sanitaire. Mais aussi la fermeture de la maison d'arrêt, prévue avant fin juin, en vue de laquelle plus de la moitié des 190 détenus ont déjà été transférés ailleurs.
Mais ceux qui participent encore à l'atelier sont des inconditionnels. "Marguerite nous apporte des moments d'apaisement. C'est rare, dans l'univers pénitentiaire, qui est un environnement difficile" précise Antony (prénom d'emprunt). "Elle nous fait écrire, ressortir des choses sur différents sujets (…) Et avec elle, on parle, on se sent à l'aise. Ça aide, dans un univers comme celui-là."
On parle, on se sent à l'aise. Ça aide, dans l'univers pénitentiaire.
Après la lecture, il est temps d'écrire un nouveau texte. Souvent, le thème est choisi par le groupe, mais cette fois, Marguerite propose : "Je me souviens." Elle ajoute quelques consignes : "Essayez de mettre dans votre tête quelque chose de précis, qui vienne du fond de vous. Essayez d'y mettre le plus de détails possibles, pour raconter ce que vous avez ressenti."
Les stylos sont en arrêt, au-dessus des feuilles. Quelques secondes de réflexion. Et c'est parti pour un grand silence studieux. Trente minutes de concentration absolue.
"Ecrire aide à exprimer des choses que tu n'arrives pas à dire" nous expliquera André un peu plus tard. "Si un mot n'est pas parfait, tu l'effaces et tu le remplaces par un autre, plus juste. Ceci n'est pas possible avec la parole. Quand c'est dit, c'est là. Mais dans l'écriture, tu peux corriger, retravailler le texte, encore et encore (…) Et alors, ça exprime vraiment ce que tu es."
Lui-même a dû écrire "cinquante ou soixante textes" depuis son incarcération. "Ils ne sont pas tous bons" sourit-il. "Mais ça permet de mettre des mots sur des choses que tu ne formules pas d’ordinaire. Et de comprendre ce que, sinon, tu ne comprendrais pas. Un vrai miracle."
Mettre des mots sur des choses que tu ne formules pas d'ordinaire... Un vrai miracle.
Marguerite Rodenstein franchit la porte d'entrée de la maison d'arrêt de Colmar deux fois par semaine, depuis presque trois décennies. Elle gravit le grand escalier, longe les couloirs défraîchis, et salue tous ceux qu'elle croise, portiers, gardiens ou détenus.
Ici, elle est connue comme le loup blanc, et appréciée de tous. "L'atelier d'écriture participe grandement à l'équilibre de la détention. C'est un soutien à l'unité de zone scolaire pour personnes en difficulté" explique Philippe Bruniau, directeur de la maison d'arrêt. "Ce n'est pas un cours, c'est éducatif et formateur, un complément certain pour notre unité d'enseignement."
Lutter contre l'illettrisme
Il y a près de trente ans, Marguerite Rodenstein avait commencé à intervenir dans la maison d'arrêt pour des cours d'alphabétisation dont elle était moyennement satisfaite. Mais quelques années plus tard, lors d'un stage, elle a "compris qu'un atelier d'écriture pouvait tout aussi bien aider à combattre l'illettrisme. Si les participants écrivent peu ou mal, ils peuvent dicter leurs phrases."
Elle s'est donc lancée, voici vingt-cinq ans. Et "tout de suite, il y a eu plus de demandes, et de meilleurs résultats." Encore aujourd'hui, entre deux séances, elle saisit tous les textes manuscrits à l'ordinateur, et corrige les fautes d'orthographes. "Comparer les deux versions donne très souvent envie à leurs auteurs d'aller plus loin", et de suivre pour cela les cours proposés par l'enseignant qui intervient dans le cadre de l'Education nationale.
J'ai un peu de mal à écrire et à lire. Et ici, j'apprends par le jeu.
"Je viens pour la troisième fois, mais j'aurais dû commencer plus tôt" nous confie Daniel (prénom d'emprunt), un autre participant. "J'avais peur de venir, je ne savais pas qui j'allais y croiser. Mais ça me plaît. J'ai un peu de mal à écrire et à lire. Et ici, j'apprends par le jeu, je ne connaissais pas ça."
En effet, la fin de la séance est consacrée à des parties de scrabble. Le plaisir est palpable, et les joueurs s'entraident. Régulièrement, Marguerite Rodenstein s'émerveille "de voir la rapidité avec laquelle certains élargissent leur vocabulaire par le jeu."
Quinze livres en vingt-cinq ans
Mais les bénéfices de l'atelier sont bien plus vastes. L'animatrice en liste trois : "D'abord, leur procurer du plaisir. Ensuite, qu'ils puissent quitter leur cellule. Et surtout, qu'ils retrouvent un peu confiance en eux, et osent jeter sur le papier ce qu'ils ont dans le ventre, dans les tripes." En outre, à travers leurs textes, ils peuvent aussi "montrer à leur famille et leurs amis qu'ils sont bien autre chose que ce qui les a menés jusqu'ici."
Car ces vingt-cinq années d'atelier ont aussi permis de réaliser quinze livres, qui présentent une sélection des plus beaux textes nés derrière les barreaux. A chaque parution, tous les co-auteurs en reçoivent un exemplaire.
Le quinzième, récemment sorti de presse, s'intitule "Dernier bout de chemin". "On a voulu qu'il soit particulièrement beau" précise Marguerite Rodenstein. "On a veillé à la mise en page, avec de nombreuses photos." Des calligraphies réalisées par les détenus illustrent les têtes de chapitres. Pour chaque parution, l'association culturelle, éducative et sportive d'aide aux détenus de la maison d'arrêt (ACESAD) avance les frais d'impression. Et les ouvrages sont ensuite vendus à prix libre (commande possible par mail : marguerite.rodenstein@orange.fr)
Gilles (nom d'emprunt) a participé au "Dernier bout de chemin". "On a fait un bouquin sur la prison" raconte-t-il. "Je l'ai fait avec Marguerite (…) Elle ne juge pas les gens, elle est vraie et rayonnante. Je suis une personne hyperactive, et elle arrive à me calmer. Elle me ramène le sourire, c'est pour ça que je l'appelle mon antidépresseur." - "C'est une crème, elle est adorable" renchérit Antony. "Elle dégage une aura, elle est magnifique, c'est une fée."
Je reçois plus que je donne. Pour moi, c'est un bonheur d'aller en prison.
La destinatrice de tous ces éloges sait qu'ils sont profondément sincères. Et sans fausse modestie, elle les accepte avec simplicité. "Je crois que je reçois plus que je ne donne, même si les détenus disent le contraire." Pour elle, chaque compliment est un vrai cadeau : "Si je raconte à l'extérieur que pour moi, c'est un bonheur d'aller en prison, certains me croient folle. Mais non. Je suis vraiment heureuse de pouvoir venir, et heureuse de toute la sympathie que je reçois ici."
Durant ce quart de siècle, elle a côtoyé des détenus accusés de tous types de délits, jusqu'au crime. Son atelier est ouvert à tous, elle ne veut pas "savoir qui a fait quoi". Mais certains le lui disent spontanément, ou elle l'apprend par la suite. Lorsqu'ils quittent la maison d'arrêt, elle garde le contact avec eux, s'ils le souhaitent. Leur rend visite s'ils sont transférés ailleurs, et conserve des liens amicaux avec certains, libérés depuis longtemps. "Ce sont des personnes comme nous" répète-t-elle avec un grand sourire. "Nous aussi nous pourrions être un jour dans ce genre de situation. Il ne faut pas l'oublier. Personne n'est à l'abri."
S'sin Mensche wie mir (les détenus sont des personnes comme nous).
Chez elle, Marguerite Rodenstein passe des heures dans son jardin : "L'été, à 5 heures du matin, j'y suis déjà. Il m'apporte tellement d'énergie, j'en ai besoin. Toucher la terre avec mes mains est essentiel. Mes parents étaient maraîchers, je reste une fille de la terre, et ne le renie pas." A la maison d'arrêt, dans la petite cour près des locaux de la direction, elle avait aussi aménagé un petit coin de verdure avec des détenus, "avec des fleurs et des légumes". Mais il n'a plus été entretenu cette année, en vue de la fermeture.
Pour l'atelier d'écriture, c'est désormais le compte à rebours. Marguerite Rodenstein ne se voit pas recommencer dans la nouvelle prison de Lutterbach, qui devrait ouvrir à l'automne. Elle est trop éloignée de son domicile, "et je n'ai plus tout à fait vingt ans" précise-t-elle, malicieuse. Mais elle cherche quelqu'un qui accepterait de prendre la relève.
A la maison d'arrêt, il reste encore quelques séances. c'est tout. Une perspective prévue de longue date, choisie, mais qui pourtant affecte beaucoup Marguerite : "Pour moi, c'est fini. Et c'est difficile. J'y ai réfléchi depuis des mois, pour m'y préparer, lentement. Mais quand le moment s'approche, c'est dur", avoue-t-elle. Et elle le sait, elle y retournera "jusqu'au dernier jour."