Les Lorrains Tristan Thil et Vincent Bailly racontent l’épopée de la radio Lorraine Cœur d’Acier en bande dessinée. Ils revisitent l’histoire de la lutte des sidérurgistes de Longwy (Meurthe-et-Moselle) en 1979. Un grand moment de résistance ouvrière qui fait écho au mouvement des gilets jaunes.
Commençons par la dernière page de l’album Lorraine coeur d'Acier (Ed. Futuropolis). En guise d’épilogue, une phrase de Marcel Trillat, animateur avec Jacques Dupont de la radio de lutte Lorraine Cœur d’Acier : "Ce n’est pas parce qu’on a perdu qu’on avait tort".
Les Lorrains Tristan Thil et Vincent Bailly racontent l’épopée de la radio libre en bande dessinée. Un ouvrage publié en ce début avril 2021 dans lequel ils revisitent l’histoire de la lutte des sidérurgistes et de la population de Longwy révoltés par la liquidation de leurs usines en 1978-1979.
Tristan Thil a bâti un scénario en suivant l’itinéraire de Camille, fils d’un sidérurgiste syndiqué. Des relations souvent conflictuelles où le père mène une lutte désespérée pour conserver son emploi pendant que le fils assiste impuissant à un monde qui s’écroule.
Le récit touche à cette complexité au sein d’une famille ouvrière représentative de cette époque révolue. Camille est engagé dans la lutte mais sait très bien qu’elle est vouée à l’échec. Comment rêver d’une autre vie sans trahir sa classe sociale ?
L’atmosphère de l’époque est rendue avec justesse grâce au trait de Vincent Bailly. Le dessinateur réussit ce tour de force : nous faire ressentir les sentiments contradictoires au plus près des visages, des gueules et restituer le climat oppressant d’un paysage dantesque qui brille de ses derniers feux. "Les feux continus" qui consument les ouvriers en réduisant leur espérance de vie et qui les propulsent hors des cadres de la soumission dans les bras de la révolte libératoire.
Ceux qui ont vécu cette histoire reconnaîtront sans peine leur monde disparu, dans ses moindres détails et ceux qui la découvriront y verront des résonnances avec les événements qui agitent notre époque.
LCA fait écho au mouvement des gilets jaunes
Pour les auteurs, cette BD n'est pas un monument de papier élevé à titre posthume en souvenir d’une grande bataille ouvrière appartenant définitivement au passé. Les ressorts qui ont permis à une population entière de prendre le pouvoir dans le bassin de Longwy, à commencer par celui de la parole à travers sa radio sont encore à l’œuvre aujourd’hui. "La République de Longwy" a vécu 18 mois. Elle eut une grande sœur qui vient de fêter ses 150 ans : la Commune de Paris. Elle a aussi un petit frère : le mouvement des gilets jaunes.
Tristan Thil a passé de longues heures à réécouter les archives sonores de la radio et s’étonne : les questions de conditions de travail, de justice sociale, d’égalité homme/femme qui agitaient les esprits voilà plus de 40 ans sont encore d’une actualité cuisante.
L’ami Baru signe la postface de l’ouvrage. Il fait valoir son droit d’aînesse, "lui qui dessine si bien les hauts-fourneaux", dixit Tristan Thil et s’est aussi risqué à l’exercice illégal d’émissions radio pirates dans sa rebelle prime jeunesse.
En refermant la BD me sont venues à l’esprit deux souvenirs. D’abord cette phrase lâchée au détour d’une conversation avec le grand "petit Robert" Giovanardi, l’emblématique militant CFDT d’Usinor : "Je suis persuadé qu’à partir des luttes de Longwy pouvait naître quelque chose de nouveau." Il nous quitta le 31 mars 2016 et nous laissa le soin d’envisager ce "nouveau". Et enfin Marcel Trillat qui, ironie de l’histoire, décède en septembre 2020, au moment où les auteurs mettent le point final à leur album. A propos du pouvoir et des chefs avec chapeaux à plumes il me dit un jour dans un grand éclat de rire: "On a perdu mais on les aura bien emmerdés !"
Un éclat de rire salutaire bien compris des deux auteurs. Ils ont évité la tentation du pathos, de l'image d'un paradis perdu. La vallée des hauts-fourneaux n'était pas un paradis. Le militant Marcel Donati résumait ainsi son dilemme de lamineur : "comment peut-on aimer autant un métier qui vous tue un peu plus chaque jour ?"
La réponse a le visage de Camille et de tous ceux et celles qui comme moi étaient adolescents et enfants de sidérurgistes en 1978-1979. La liquidation des usines est une tragédie car elle assassine aussi une culture. Elle est aussi une libération car ce paysage de fumées et de poussière bouchait irrémédiablement l'avenir des jeunes qui rêvaient d'études et d'une autre vie. Nos parents se sont sacrifiés pour que nous ayons un meilleur destin, ce qui explique que nous soyons rétifs à l'autorité, à l'exploitation des plus fragiles, scandalisés par les injustices et les mauvaises manières faites à une classe ouvrière encore bien vivante mais disparue des radars médiatiques. Vous décélerez aussi tout cela entre les cases de cet album.
Vincent Bailly et Tristan Thil seront présents à Nancy le 24 avril à la librairie "La parenthèse" pour une séance de dédicaces. Lorraine Coeur d'acier (Ed. Futuropolis), 17 euros.