Depuis quelques mois déjà, institutions, médias, femmes et hommes politiques se posent la question : faut-il fermer son compte sur le réseau social X ? Certains ont franchi le pas : il en va de la "défense de la démocratie et du respect de chacun", disent-ils. Nous avons posé la question à deux spécialistes des médias et de la politique.
Premier quotidien de France, Ouest-France est aussi le premier média national à avoir décidé de suspendre son compte sur le réseau social X. "Pour la défense des valeurs de notre média, attaché à la démocratie, à l’apaisement du débat et au respect de chacun, le directoire et la rédaction en chef ont collégialement décidé de suspendre les publications sur X", publiait le journal le 19 novembre dernier. D'autres ont suivi : Sud Ouest, Le Courrier Picard, The Conversation, La Revue Dessinée, Canard PC, Vert ou encore Mediapart, qui cessera de publier sur X le 20 janvier prochain, jour de l'investiture de Donald Trump.
Une décision difficile à entériner tellement "la dépendance à ce réseau est importante", précise Alexis Lévrier, maître de conférences à l'Université de Reims, historien de la presse et des médias. Pourtant, Twitter, son nom au départ, "c'était plutôt un média, une sorte d'arrière-cour des salles de rédaction, c'est-à-dire un lieu de rumeurs, un lieu de jeux, de LOL à usage interne pour les journalistes". Son succès fut tel qu'il est devenu le réseau social mondial où tout le monde devait être. The place to be !
Les intentions étaient claires depuis fin 2022
"Les personnalités politiques en ont fait leur outil de communication privilégiée, explique encore Alexis Lévrier, beaucoup de personnalités de la société civile aussi. C'est devenu, par conséquent, un espace de fabrique de l'information à nul autre pareil, à un moment où déclinaient d'autres pratiques médiatiques, comme les blogs qui ont quasiment disparu aujourd'hui. Twitter est devenu le point de rencontre entre le monde politique, le monde des médias et celui de la société civile. Cette fonction-là a créé une forme d'addiction.
Depuis fin 2022, Musk n'a pas caché ses intentions : faire de Twitter un outil dont il voulait changer les règles, l'agorithme, de manière à favoriser ses intérêts et sa conception du débat public. Cela s'est vu d'emblée. Il a, par exemple, relancé le compte Twitter de Donald Trump, il s'en est pris à des comptes anti-racistes. Et, au contraire, il a favorisé l'expression de la parole masculiniste ou xénophobe ou raciste. Donc on sait quelles sont ses idéologies depuis longtemps, mais on voit bien que malgré toutes les annonces, les médias ont eu du mal à s'en passer. C'est un lieu où circule l'essentiel de leurs articles et c'est aussi un moyen d'information, un lieu de visibilité de leurs contenus".
Faut-il laisser le champ libre à un seul discours ou au contraire se dire que, si on veut participer au débat public, il faut le faire là où il y a du monde en dépit de la violence : c'est un vrai sujet.
Olivier Dupéron, maître de conférence en droit public à l'université de Reims
Côté femmes et hommes politiques, même dilemme. Se retirer de X, c'est ne plus être présent sur le plus grand média national et international. C'est donc perdre sa voix dans le débat politique et public et perdre des voix au moment des élections. Anne Hidalgo, la maire de Paris, a disparu des radars X depuis novembre 2023, tout comme Benoît Hamon, ancien candidat socialiste à l'élection présidentielle ou encore certains élus écologistes d'Ille-et-Vilaine. Dans la région Grand Est, seul Mathieu Klein, le maire de Nancy, a pris cette décision. D'autres en parlent, envoient des courriers à leurs partis et disent vouloir partir bientôt.
La démocratie en jeu ?
Outre la visibilté des médias et des femmes et hommes politiques et la diffusion de leurs contenus, c'est aussi et surtout un enjeu de taille pour la démocratie qui semble se nouer. Si les intentions d'Elon Musk sont claires depuis 2022, date de son rachat du réseau Twitter, depuis, les changements d'algorithmes en font un média sans aucun contrôle. Enfin si, celui, exclusif, de son patron d'extrême droite.
"Depuis un moment déjà, les contenus journalistiques ont tendance à être moins valorisés, reprend Alexis Lévrier, maître de conférences à l'Université de Reims. Elon Musk l'a annoncé dans ses tweets. Il a tout fait pour les rendre plus difficiles à voir sur le réseau. Twitter, X, n'a jamais été rentable et ne l'est pas davantage aujourd'hui mais cela permet à Musk de gagner la bataille des idées. Avec un rôle désormais central au sein de l'administration Trump, il a gagné contre les médias. Désormais, les médias sont forcés, dans l'urgence, soit de se soumettre à ses règles et d'accepter cette moindre visibilité, soit de partir. En sachant qu'aucun réseau ne peut rivaliser avec celui-là et que reconstruire l'équivalent de Twitter, ça prendrait des années".
Fuir sur un autre réseau, c'est un pari parce que ça supposerait que l'algorithme de ce média-là avance. Cela supposerait aussi que ces outils deviennent de véritables concurrents de X et ça, ce n'est possible que si tout le monde fait le même choix: partir.
Alexis Lévrier, maître de conférences à l'université de Reims, historien de la presse et des médias
Pour Olivier Dupéron, maître de conférences à l'Université de Reims, professeur en droit public, "X est devenu un réseau dont on commence à appréhender la nocivité et qui a abandonné la plupart de ses règles de modération. Ça manque de régulation, il y a une place très large livrée aux complotistes, aux attaques contre la démocratie. Faut-il alors les laisser totalement libres et à découvert, alors que c'est un réseau qui touche des millions de personnes ? Sans contre-voie, sans contradiction ? Faut-il laisser le champ libre à un seul discours ou au contraire, se dire que si on veut participer au débat public, il faut le faire là où il y a du monde en dépit de la violence : c'est un vrai sujet. Est-ce qu'on choisit de parler là où il n'y a personne et je pense que ça va être rapidement un sujet qui va s'imposer aux politiques qui souhaitent partir. Pour aller où et pour trouver quel autre média ? Quels autres canaux de diffusion ?"
Désertion et pour aller où ?
"C'est une expression très vieille, de savoir où on parle et d'où on parle, précise encore Olivier Dupéron, maître de conférences en droit public à l'université de Reims. C'était une expression de Mai 68. C'est: qu'est-ce qu'il reste une fois que tout le monde a déserté ?".
Partir pour une question morale, de valeurs démocratiques. Pour ne pas soutenir les manoeuvres extrémistes d'un, voire de patrons de médias nationaux et internationaux. Car il semblerait que d'autres suivent le même chemin.
"Marc Zuckerberg a décidé de mettre fin à toutes vérifications de l'information sur Facebook et Instagram, explique Alexis Lévrier. On sait que Jeff Bezos est en train de modeler le Washington Post pour limiter les critiques à l'égard de Donald Trump, donc ça touche même aux médias traditionnels. On sait à quel point Murdoch est favorable à ces idées-là ou encore Bolloré en France. Même dans les médias qui étaient censés être plus équilibrés, Musk et Trump imposent finalement leur loi. Fuir sur un autre réseau, c'est un pari parce que ça supposerait que l'algorithme de ce média-là avance. Cela supposerait aussi que ces outils deviennent de véritables concurrents de X et ça, ce n'est possible que si tout le monde fait le même choix". Celui de quitter X. Bluesky, créé en 2019 et financé par Twitter, est devenu une société totalement indépendante en 2021. Ce réseau social pourrait être une alternative à X, il est en tout cas cité régulièrement par ceux qui quittent la plateforme.
Je vois moins de réflexion sur le réseau TikTok, utilisé abondamment par les jeunes, où les dérives sont extrêmement fortes. Faut-il s'en remettre à Elon Musk ou au gouvernement chinois ? Je ne suis pas sûr que l'un soit forcément plus favorable que l'autre.
Olivier Dupéron, maître de conférence en droit public à l'université de Reims
"Nous ne sommes pas à l'abri, non plus, que l'algorithme de Bluesky évolue, précise encore Alexis Lévrier, maître de conférences à l'Université de Reims, historien de la presse et des médias. Quand on voit les autres sociétés, les grands réseaux qui s'alignent sur les demandes de Musk et Trump, ils risquent eux-mêmes de succomber sous la pression. Le basculement des médias à la fois traditionnels et les nouveaux médias vers l'extrême droite, c'est un mouvement qu'on a sans doute jamais connu dans l'histoire. A l'échelle internationale, d'une manière aussi sensible et avec un projet politique aussi assumé. Je ne vois pas d'équivalent. On le voit bien notamment dans les médias, parce que leur survie en dépend, ils sont complètement effrayés et sans solution".
Lutter avec des règles pipées
Si les règles sont pipées dès le départ, si elles sont : "pas de règles sauf les idées d'Elon Musk et donc d'extrême droite", à quoi bon mener la lutte ?
"Je comprends peut-être un peu mieux les institutions qui quittent X, dit encore Olivier Dupéron. Le CHU de Reims, par exemple, c'est vrai qu'en termes de communication institutionnelle, il y a là peut-être des questions à se poser. Sur le terrain des opinions en revanche, ça reste un espace où, si on veut faire passer un certain nombre d'idées ou de contradictions, ça me semble quand même plutôt utile d'y rester. Dans le même temps, je vois moins de réflexion sur le réseau TikTok par exemple. On a une jeunesse qui utilise abondamment ce réseau où les mêmes phénomènes peuvent être observés, où les dérives sont extrêmement fortes. Faut-il s'en remettre à Elon Musk ou au gouvernement chinois ? Je ne suis pas sûr que l'un soit forcément plus favorable que l'autre. C'est extrêmement complexe, à l'image des enjeux de fractures de la société actuelle. On est dans une ère du clash à tout prix."
Il faut poser la question au niveau européen, soit d'une régulation soit d'une interdiction de X.
Alexis Lévrier, maître de conférences à l'université de Reims,
"Si on y reste c'est une illusion de pluralisme, c'est une illusion de débat, reprend Alexis Lévrier. Les règles seront définies par quelqu'un qui veut de manière explicite faire gagner ces idées. Il n'y a que des mauvaises solutions. Fuir, ce n'est pas la garantie qu'on trouve l'équivalent et rester, c'est accepter leurs règles. C'est être dans un match de foot où l'arbitre va constamment valoriser l'équipe adverse. Est-ce que ça vaut le coup de jouer quand même ? C'est la question qu'on peut se poser: faut-il renoncer à jouer ce match quitte à être considéré comme un perdant... Il n'y a que des mauvaises réponses à cette question."
"Tout le monde essaiera d'aller s'exprimer là où il considère que l'opinion se fabrique à tort ou à raison, précise encore Olivier Dupéron. Donc la meute, elle, va se déplacer. Encore une fois, si on se dit que on a envie de participer au débat public, il faut quand même que ça soit un tout petit peu audible. Or il y a des réseaux qui restent quand même assez confidentiels. Si c'est juste pour parler entre soi, on fait une réunion entre amis et c'est très bien".
L'Europe pour imposer des règles
Evoquer la liberté de la presse, la liberté d'expression, c'est aussi en évoquer les abus : diffamation, violence verbale, physique, racisme. Pourquoi aujourd'hui, les réseaux sociaux pourraient être le lieu où cela serait possible ?
"Pour que ces réseaux deviennent à nouveau un espace de débats sains, il faut une régulation, explique Alexis Lévrier. Mon espoir, c'est l'Europe. Par exemple, pour les médias Bolloré, les seules limites sont venues de l'Europe. En France, les outils de régulation sont complètement inadaptés. Et je pense, de toute façon, qu'ils ne sont pas de taille à lutter face aux réseaux. Il y a qu'une régulation à l'échelle européenne qui puisse être de taille à lutter. En France, la loi de 86 est complètement obsolète. C'est la faute des politiques de ne pas avoir voulu l'adapter aux évolutions récentes. Donc nous n'avons rien qui puisse peser en France face à Elon Musk et X, mais au niveau européen, il pourrait être envisagé jusqu'à un démantèlement.
En démocratie, contrairement à ce que dit l'extrême droite, il y a toujours une régulation. C'est la survie même de ce modèle qui est en jeu. Donc je crois qu'il faut poser la question au niveau européen, soit d'une régulation soit d'une interdiction de X".