De nombreux médecins travaillent au-delà de l'âge de la retraite, pour ne pas abandonner leurs patients. De leur côté, des jeunes médecins hésitent à s'installer en libéral. Une plateforme d'offre et de demande, lancée au niveau du Grand Est, leur permet d'entrer en contact.
"Je me fais des reproches de prendre ma retraite, alors que j'ai 70 ans et 40 ans d'activité libérale", s'exclame le docteur Marcel Ruetsch, généraliste à Dessenheim (Haut-Rhin). En effet, quoique ayant déjà dépassé de trois années l'âge limite de 67 ans, et malgré ses recherches, il n'a pas trouvé de successeur.
"La mort dans l'âme", il a pourtant fini par franchir le pas le premier janvier dernier. "Je quitte mes patients sans pouvoir leur dire : 'Je peux vous présenter un bon médecin qui s'occupera de vous', et auxquel je pourrais mettre le pied à l'étrier, regrette-t-il. Quand, fin décembre, je leur ai dit que j'allais arrêter, on a souvent pleuré."
Le cas de ce médecin libéral désemparé n'est pas isolé, loin de là. "Beaucoup ne s'arrêtent pas, parce qu'ils ne veulent pas laisser tomber leurs patients", déplore Claude Bronner, président de l'URPS ML (Union régionale des professionnels de santé – Médecins libéraux) du Grand Est. En France, faute de trouver un successeur, "20 000 médecins libéraux en âge de retraite continuent de travailler." Certains repoussent l'échéance au maximum, et d'autres cumulent emploi et retraite durant plusieurs années.
Numerus clausus et peur de s'engager
L'une des explications de cette situation remonte aux années 1990, à partir desquelles, en France, un numerus clausus limitait à 3500 le nombre d'étudiants en médecine autorisés à passer en deuxième année. "Jusqu'à tout récemment, le nombre de jeunes médecins formés chaque année était insuffisant" assure Claude Bronner.
Cette donne est en train de changer, et le numerus clausus a été supprimé en 2021, mais "l'augmentation des effectifs formés ne compense pas encore complètement (…) les très nombreux médecins installés dans les années 80, qui sont soit partis, soit sur le départ."
Une autre explication est que "la médecine libérale fait un peu peur" aux jeunes générations. Pourtant, selon une étude de 2019 réalisée par l'Ordre national des médecins auprès de 2 400 jeunes internes, 75% d'entre eux envisageaient de s'installer en libéral. Mais le cadre de vie, les conditions d'exercice et la possibilité de travailler en réseau avec d'autres professionnels de santé restaient pour eux des critères prépondérants.
"Ce qui fait peur, c'est l'engagement et la responsabilité, analyse Xavier Grang, vice-président de l'URPS ML du Grand Est, et médecin généraliste à Saint-Nicolas-de-Port (Meurthe-et-Moselle). Par méconnaissance, les jeunes médecins craignent de s'engager, même si les atouts du travail en libéral sont énormes."
Une plateforme de mise en relation
Pour tenter de sortir de ce creux de la vague, qui devient un véritable problème de santé publique en générant des déserts médicaux, l'URPS ML du Grand Est a décidé de prendre le taureau par les cornes. En imaginant un outil qui puisse à la fois aider les jeunes médecins à surmonter leurs craintes, et seconder leurs aînés dans leur recherche d'un successeur.
C'est ainsi que la plateforme "Mon cabinet Grand Est" a été créée en avril 2024, un peu sur le modèle d'un site de rencontres ou d'achat-vente en ligne. Son objectif est de mettre en rapport les médecins libéraux, généralistes comme spécialistes, qui veulent partir, et les jeunes qui souhaitent s'installer et cherchent leur cabinet idéal. "On essaie par cet outil de les mettre en relation, et que ça matche entre les deux générations", précise Xavier Grang, cheville ouvrière du site.
"Et c'est gratuit, tant pour celui qui dépose une annonce que pour celui qui la consulte." Des plateformes de ce type existaient déjà de-ci, de-là, à une échelle départementale. Mais au niveau du Grand Est, c'est une première.
94 annonces déjà en ligne
Durant ces neuf premiers mois de fonctionnement, 94 annonces de médecins seniors ont déjà été publiées pour l'ensemble de la grande région. Parmi elles, 27 dans le Bas-Rhin et 10 dans le Haut-Rhin.
Le praticien qui dépose l'annonce via le formulaire en ligne peut, dans un premier temps, le faire de manière anonyme. Mais il doit impérativement indiquer sa commune, et donner son numéro d'immatriculation.
Grâce à ce numéro, une équipe de modératrices, salariées de l'URPS ML Grand Est, vérifie l'authenticité de l'annonce avant de la mettre en ligne. Souvent, elles assurent aussi un accompagnement individualisé, et recontactent l'auteur pour l'aider à mieux détailler son texte et à le rendre plus attractif, en ajoutant quelques photos explicites et attirantes. "On est là pour les aider à publier et à embellir l'annonce", résume l'une de ces bonnes fées de l'ombre, Hélène Micherolli, chargée de mission à l'URPS ML Grand Est.
En quelques clics, celui ou celle en quête du lieu de travail de ses rêves peut cibler ses préférences : par département, par organisation du cabinet (individuel ou à plusieurs), et par type d'offre (en tant que successeur, associé ou simple collaborateur).
Pas de retours pour l'instant
L'équipe de modération n'a pas encore eu connaissance d'une reprise de cabinet concrétisée grâce à la plateforme. "On peut savoir s'il y a des personnes qui contactent l'auteur d'une annonce, mais la suite de leurs échanges ne nous est pas connue, précise Hélène Micherolli. D'autant plus qu'une installation, ça prend du temps."
En outre, l'URPS ML est surtout en lien avec les médecins libéraux installés. Elle a davantage de mal à faire passer l'information auprès de l'ensemble des jeunes médecins qui pourraient être intéressés.
Marcel Ruetsch, lui, a déjà publié son annonce. Il vante les nombreux avantages de son cabinet, moderne, lumineux et spacieux, ainsi que les atouts de sa commune. "On est à 15 kilomètres de Colmar, il y a des commerces de proximité, une crèche, un périscolaire, une école maternelle et primaire, liste-t-il. Le collège est à 6 kilomètres, le lycée à 15, les associations sont très dynamiques, les professionnels de santé et les paramédicaux s'entendent bien et il y a un système de garde organisé et régulé."
Cette annonce ravive en lui l'espoir d'attirer enfin l'attention d'un jeune collègue. "J'espère que ce sera utile, lance-t-il. Si mon cabinet ne trouve pas de repreneur, alors qu'il n'est pas trop mal, ce serait vraiment inquiétant." Un repreneur prêt à venir prendre soin des familles que lui-même a suivies durant quatre décennies, et parfois sur trois, voire quatre générations.