L’antisémitisme gagne du terrain en France. Les actes ont doublé en deux ans. La ville de Saint-Quentin s'engage dans la lutte contre les discriminations, aux côtés de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme. Premier évènement : la projection du film "Le dernier des juifs", suivi d’un débat.
Dans la grande salle du cinéma de Saint-Quentin, un public de tous âges et de tous profils est venu assister à la projection du film Le dernier des juifs, premier long métrage du réalisateur Noé Debré.
L'histoire d'un juif de banlieue
Sorti en janvier 2024, il raconte une tranche de vie de Ruben, jeune homme juif de 26 ans, et de sa mère, dans une cité HLM de la Courneuve, en Seine-Saint-Denis. Quand elle s’aperçoit qu’ils sont les derniers juifs du quartier, elle se convainc qu’il faut partir. Déménager à Saint-Mandé, pour se rapprocher de la communauté juive, quitter la région ou faire son alya, l’émigration vers Israël ? Une question qui occupe Ruben Bellisha (Michael Zindel) et sa mère (Agnès Jaoui) depuis que la synagogue est désertée, faute de Rabbin et que l’épicerie casher a fermé. La population de banlieue change et la mère de Ruben de se questionner : "Qu’est-ce qui a comme noirs, dis donc. Ils sont passés où les Arabes ?". Derrière cette constatation, se cache déjà un début de communautarisme, qui s'inversera ensuite dans le film.
Le film parle du vivre ensemble, de la façon dont, paradoxalement, moins il y a de juifs, plus il y a de fantasmes.
Noé Debré, réalisateur du film "Le dernier des juifs"
Voisins et habitants de toutes origines et religion vivent ensemble dans une relative solidarité et tolérance, mais peu à peu, le scénario distille des scènes de rejet de l'autre. Du simple : "De base, j’aime pas trop les juifs, mais toi, je t’aime bien", lancé par un jeune voisin de Ruben, à l’électricien qui refuse d’entrer dans l’appartement des Bellisha lorsqu’il aperçoit la mézouzah accrochée sur le côté de la porte, le film nous emmène peu à peu vers les actes dont la communauté juive est régulièrement victime, comme des tags antisémites. "Le film parle du vivre ensemble, de la façon dont, paradoxalement, moins il y a de juifs, plus il y a de fantasmes. Les derniers juifs sont assignés à leur identité de juifs. C’est l’ironie du film", explique Noé Debré.
Des actes antisémites vécus
Sur fond de communautarisme et d’antisémitisme, le scénario s’inspire de situations vécues. "Le film n’a pas valeur de généralité. Tout ce qui est dans le film, toutes les situations m’ont été rapportées et sont vraies. Au moment où j’ai eu l’idée de faire ce film, j’ai eu une conversation avec une jeune femme sur la question des juifs en France. À l’époque, je me disais qu’on en faisait beaucoup sur le sujet, que c’était un truc politique. Et elle m’a raconté que ses parents, qui vivaient en banlieue parisienne, passaient tous les jours devant un tag dans l’ascenseur : "Vive Mohammed Merah" (terroriste, auteur de la tuerie dans un collège juif à Toulouse, en 2012, ndlr). Ça m’a fait prendre conscience de manière très brutale que c’était une question de classe sociale et que je ne savais pas de quoi je parlais", précise le réalisateur, né à Strasbourg, dans une famille juive aisée.
J’espère que le film fait d’abord rire et pleurer les gens par ce qu’il nous touche dans notre humanité.
Noé Debré, réalisateur
Sans violence, le film aborde le thème de l’antisémitisme avec humour et la légèreté du héros, Ruben, jeune homme sans diplôme, qui ment à sa mère pour ne pas l’alarmer. Le jeu de Michael Zindel, qui s’apparente, dans certaines scènes, au jeu de Charlie Chaplin, permet aussi de traiter un thème grave sans lourdeur. Pour le réalisateur, l’antisémitisme est davantage le décor du film que son sujet. "J’espère que le film fait d’abord rire et pleurer les gens par ce qu’il nous touche dans notre humanité. Mais je ne suis pas dans le déni. Je sais que l’antisémitisme est un sujet politique et social urgent", ajoute-t-il.
Un débat nécessaire
Pari gagné pour le réalisateur : le public a ri pendant la projection et lors du débat, certains spectateurs n’ont pas caché leur émotion. "C’est important de parler de ces sujets, mais sans acharnement. Il y a une phrase du film qui m’a touchée : 'Les plus forts doivent aider les plus faibles'. Cette phrase, à elle seule, représente l’une des valeurs de la République, la fraternité", a lancé une spectatrice au début du débat.
Ce film coche toutes les cases de ce que les juristes et les avocats d’associations voient en matière d’antisémitisme en France.
Galina Elbaz, avocate et vice-présidente de la Licra
Autour de l’équipe du film, une cinquantaine de spectateurs, des représentants de cultes de Saint-Quentin et de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) étaient réunis pour débattre.
Galina Elbaz, avocate et vice-présidente de la Licra a rappelé l’urgence de la situation. "Cela fait 20 ans que je suis avocate dans l’antiracisme et j’ai vu la progression du racisme et de l’antisémitisme. Ce film coche toutes les cases de ce que les juristes et les avocats d’associations voient en matière d’antisémitisme en France. Le complotisme, l’assimilation des Français juifs aux Israéliens, leur nazification en tant qu’assassins d’enfants palestiniens, les préjugés liés au fait que les juifs auraient de l’argent."
L’antisémitisme d’agression, ce sont les tags sauvages sur les portes, les "sales juifs", "sales sionistes", la peur au ventre.
Galina Elbaz, vice-présidente de la Licra
Depuis l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023 et les répliques et agressions de l’État israélien, 1 518 actes antisémites ont été enregistrés sur le territoire français, par le ministère de l’Intérieur. L’avocate alerte aussi sur la proportion de ces actes sur la communauté juive. "Les Français juifs, c’est 0,4 % de la population, soit 450 000 personnes. Et ils concentrent 30 % des actes racistes en France, toutes causes confondues."
Derrière les chiffres et les sondages, ce sont agressions sourdes et violentes. "Les gens ne prennent pas la mesure de ce que ça peut être de le vivre. L’antisémitisme d’agression, ce sont les tags sauvages sur les portes, les "sales juifs", "sales sionistes", la peur au ventre et la nécessité de se cacher son identité juive. On voit ces récits au quotidien dans nos permanences juridiques", rapporte Galina Elbaz.
La ville de Saint-Quentin n’a pas recensé d’actes antisémites, mais le sujet est sensible aussi dans cette commune de l’Aisne. "Au niveau des réseaux sociaux, nous avons des remontées de racisme et d’agissements racistes. Nous souhaitons sensibiliser la population et enrichir le dialogue pour réaffirmer les valeurs de vivre ensemble et d’unité", justifie Julien Alexandre, conseiller municipal de Saint-Quentin, à l’initiative du ciné débat.
Projection de films, suivie de débats, visites de lieux de cultes dédiées aux jeunes et des expositions, la ville de Saint-Quentin s’est aussi engagée aux côtés de la Licra. Un comité consultatif, composé de citoyens, d’élus, de représentants du culte et de membres de la société civile, devrait, en 2025, devenir l’antenne officielle de l’association internationale à la ville.