A Estaires, dans le Nord, le maire Bruno Ficheux fait l'objet de plusieurs saisines auprès du procureur de la République, pour des soupçons de conflits d'intérêt. L'opposition et la majorité s'affrontent également sur les questions de transparence, des conflits qui iront jusqu'aux tribunaux.
"Jusqu'à présent, on ne s'intéressait pas du tout à lui, moi je n'avais aucun dossier dans les Flandres intérieures", entame Kaddour Qassid, membre du conseil d'administration de l'association Anticor, et co-référent dans le Nord. C'est notamment une association de lutte contre la corruption, agréée par le ministère de la Justice et la Haute autorité pour la vie publique. Fin 2021, Anticor est saisi par des citoyens qui veulent lui parler de leur maire : Bruno Ficheux.
En poste depuis 2008, président de la Communauté de Communes Flandres Lys (CCFL) entre 2014 et 2020, Bruno Ficheux est une figure locale, très implantée. C'est également un maire très porté sur l'innovation technologique, qui communique en abondance sur tous les réseaux sociaux. Mais Anticor craint aussi d'avoir face à elle "un profil de baron, symptomatique des dysfonctionnements classiques au niveau local. Au bout de deux ou trois mandats, quand on connait toutes les entreprises, tout le monde, il faut faire un vrai effort éthique pour limiter son action, c'est un piège pour un élu."
Hive Electric, une pépite locale en plein essor
Ce que racontent ces citoyens d'Estaires à Anticor, c'est un mouvement financier qui leur paraît suspect : Bruno Ficheux vient de faire un important investissement dans une start-up pour laquelle il a aménagé des avantages lorsqu'il était président de la CCFL. Cette start-up s'appelle Hive Electric.
Elle est basée hors du territoire de la communauté de communes, à Wambrechies, et développe des batteries rechargeables sans métaux rares, dites "post-lithium". Particulièrement intéressant, alors que l'Europe se pose la question de ses capacités de production et d'approvisionnement de matière stratégiques. En 2021, sa fondatrice a d'ailleurs annoncé sur BFM Business l’ouverture de sa première "Gigafactory" (usine géante, ndlr) de construction de batteries en Afrique, grâce à des partenariats allemand et algérien. D'autres projets sont à l'étude en Amérique Latine et en Asie. En 2022, Hive Electric a d'ailleurs prévu une levée de fonds pour récolter 39 millions d'euros.
Un examen des réseaux sociaux montre que, dès 2019, Bruno Ficheux fait régulièrement la promotion de cette pépite locale qui démarre. En juin 2020, en sa qualité de président de la CCFL, il accorde à Hive Electric un bail précaire, c'est-à-dire des locaux gratuits sur son territoire, d'une surface de 88m² et dont l'entretien est pris en charge par la collectivité. "Jusque-là, c'est normal, une communauté de communes qui veut promouvoir et animer le tissu économique local, ça se fait" estime Anticor.
"Vous imaginez les conflits d'intérêts, le favoritisme et le pantouflage"
Mais en juillet 2020, Bruno Ficheux et les siens perdent la tête de la CFFL, lui redevient "simple" maire d'Estaires. Et en octobre 2020, Bruno Ficheux devient actionnaire de la start-up Hive Electric, en investissant 100 000 euros sur ses deniers personnels. "Le souci, c'est que c'est contraire à l'article 5 du code des collectivités : "dans l'exercice de ses fonctions, l'élu local s'abstient de prendre des mesures lui accordant un avantage personnel ou professionnel futur après la cessations de son mandat et de ses fonctions." C'est l'un des fondamentaux, c'est la base. Si chacun pouvait prendre des décisions concernant une entreprise puis y travailler ensuite, vous imaginez les conflits d'intérêts, le favoritisme et le pantouflage. Il faut pouvoir gérer le bien commun de manière non-intéressée", soutient le référent d'Anticor.
C'est à ce titre que l'association a saisi le procureur de la République de Dunkerque, en février 2022. Le 7 mars, le nouveau président de la communauté de communes, Jacques Hurlus, a à son tour saisi le procureur de la république des mêmes faits, cette fois au titre de l'article 40 du code de procédure pénale, qui rend obligatoire pour les agents de l'état le signalement d'un crime ou d'un délit.
Contacté par France 3, Bruno Ficheux tient ses positions. "Le procureur de la République retiendra ou pas. J'ai signé un contrat, avec l'accord de l'ensemble des élus de la communauté de communes, pour accueillir une start-up. On est en train de dire que parce qu'on aurait mis un bureau à disposition d'une entreprise, il y a un conflit d'intérêts. C'est un quart de goutte d'eau dans l'océan, et on ne parle que de ça ! L'investissement que j'ai fait quelques mois plus tard, c'est parce que cette entreprise risquait de mourir, les start-up ont besoins de finances", soutient l'élu.
"Si je viens ennuyer un maire, c'est que c'est sérieux"
Pour Bruno Ficheux, les accusations à son encontre résultent avant tout de manoeuvres de "déstabilisation" de la part de son opposition municipale. Anticor est également entré en contact avec deux de ses représentants, Michael Parent et Jimmy Masson, pour des raisons bien différentes. Le torchon brûle depuis longtemps entre les deux listes, anciens adversaires des municipales de 2020. L'opposition accuse d'opacité concernant les comptes municipaux, le camp Ficheux les taxe d'absentéisme et de malhonnêteté.
Deux textes, notamment, permettent aux élus d'opposition de demander des documents auprès des patrons de la mairie. Ce sont les articles L2121-13 et L2121-26 du Code général des collectivités territoriales. Ils disposent que tout membre du conseil municipal a droit d'être informé "des affaires de la commune qui font l'objet d'une délibération" et, au-delà, que toute personne peut demander les justificatifs ayant trait aux budgets et aux comptes de la commune.
Michael Parent et Jimmy Masson, selon des documents que nous avons pu consulter, ont produit auprès de la municipalité des demandes officielles de communication de plusieurs documents. Parmi ceux-ci, on trouve notamment l'état annuel des indemnités, qui doit être présenté une fois par an avant chaque vote du budget. On retrouve aussi le compte 6531 concernant les frais de mission et indemnités du maire et de ses conseillers, et le compte 64118 dit "autres indemnités" qui liste, par exemple, les heures supplémentaires et primes du personnel communal.
Pour Anticor, Bruno Ficheux est pris en défaut de transparence. L'association a donc contacté directement le maire, mais, malgré un mail de réponse, n'est pas parvenue à se faire transmettre ces justificatifs. "Nous demandions simplement les justificatifs, nous n'intervenons pas dans la gestion du budget des mairies, ce sont des choix politiques. En retour, on m'accuse de ne pas assez travailler mes dossiers. Nous sommes une association agréée, et si je viens ennuyer un maire, c'est que c'est sérieux, et que j'ai matière" clarifie Kaddour Qassid, le référent d'Anticor.
Indemnités et frais de mission : à Estaires, le flou demeure
En février, l'opposition a été déboutée d'une première demande à la CADA (Commission d'accès aux documents administratifs), une autorité indépendante qui veille à la liberté d'accès aux documents administratifs. La requête, en 31 points, a été jugée trop "volumineuse" et "imprécise".
Michael Parent, lui, rejette toute motivation politicienne à ces demandes répétées de documents. "On n'est pas des professionnels de la politique, on n'est pas encartés, on ne voulait même pas d'autres mandats locaux. Moi, ce qui m'intéressait, c'était d'oeuvrer pour la population. Je veux simplement la transparence, et le respect de la loi. C'est l'argent du contribuable, cela me paraît normal. On veut juste exercer nos droits en tant qu'opposition, dont celui de demander des renseignements. Ça ne fait pas de nous des harceleurs."
Concernant l'état annuel des indemnités, Bruno Ficheux se défend d'une volonté d'opacité. "Dans la loi proximité 2020, c'est une nouveauté, il est demandé que les indemnités soient présentées chaque année au conseil municipal avant l'examen du budget. En 2021, avec le covid, les directions générales des services sont passées au travers de l'application de cette loi, comme dans beaucoup de communes. Mais elles seront présentées en avril 2022, c'est ce que l'on a répondu à Anticor." Questionné pour savoir si le reste des documents demandés par l'opposition est communiqué avec la régularité qui s'impose, Bruno Ficheux ne répond ni oui, ni non, mais estime que les conseillers ont toutes les informations nécessaires lors des conseils municipaux consacrés au budget.
Entre majorité et opposition, une guerre judiciaire
Le maire a par ailleurs déposé plainte pour diffamation, à l'encontre de Michael Parent, produisant l'extrait d'un texte attribué à l'opposition où l'on peut lire : "La majorité reste floue, évasive et muette (...) A Estaires, votre argent sert et servira à payer les frais de déplacement et de mission du maire pour un montant annuel de 220 000 euros", une somme jugée disproportionnée dans la modeste ville d'Estaires.
L'association Anticor, elle, qualifie cette attaque en diffamation de "procédure-bâillon". "Les opposants demandent depuis des années des justificatifs qu'ils n'ont pas. Ils craignent une mauvaise gestion de l'argent, ce qui n'est pas la même chose qu'un enrichissement personnel. Personne n'a dit qu'il partait en vacances avec", estime Kaddour Qassid. Le gendarme de la transparence évoque également le nom de Jimmy Masson, élu d'opposition qui, au civil, travaille pour les impôts.
Lors du conseil municipal du 3 mars, il informe l'ensemble de ses conseillers que Bruno Ficheux s'est rendu sur son lieu de travail, auprès de son supérieur hiérarchique. Le maire estime qu'il y a un risque que Jimmy Masson utilise les ressources mises à sa disposition dans le cadre de son travail à des fins politiques, pour obtenir des informations susceptibles de déstabiliser la majorité. Bruno Ficheux assume : "Mr Masson a demandé des explications sur le salaire de certains agents dans un courrier. Certains se sont inquiétés, et moi j'assure mon rôle de maire, de protéger ces agents. J'ai exprimé des interrogations auprès de son responsable, j'ai demandé une assurance afin de rassurer mon personnel" maintient-il.
L'enquête administrative a démontré que les fonctions de Jimmy Masson ne lui permettait absolument pas d'accéder à ces informations, et n'a relevé aucune faute. Par ailleurs, les informations sur lesquelles Jimmy Masson s'est basé pour établir sa requête sont en réalité accessibles à tous, sur internet. "Votre intention est clairement établie me mettre à mal, me nuire (...) le maire de ma commune a osé s'immiscer dans ma vie professionnelle et personnelle pour m'inquiéter à tort" accuse Jimmy Masson lors du conseil municipal, évoquant un "viol psychologique", extrêmement mal vécu. Lui aussi a lancé "une procédure" à l'encontre de Bruno Ficheux.