Football Leaks - RC Lens : comment Arsenal a sauvé financièrement les Sang et Or en 2015

Publié le Mis à jour le
Écrit par Yann Fossurier avec Sylvain Morvan (Mediacités) et Mediapart

En achetant deux jeunes joueurs mineurs au RC Lens au printemps 2015, le club anglais d'Arsenal a permis de sauver financièrement des Sang et Or alors exsangues. Avec Mediacités et Mediapart, nous avons déniché, grâce aux "Football Leaks", un document qui dévoile le montage mis en place.

Mai 2015. Le Racing Club de Lens, dernier de Ligue 1, perd une nouvelle fois sa place dans l'élite du football français à l'issue d'une saison cauchemardesque. Si les joueurs ont souffert sur le terrain, l'ambiance est également très tendue en coulisses. Depuis presqu'un an, Hafiz Mammadov, l'actionnaire majoritaire des Sang et Or, est aux abonnés absents. Englué dans des difficultés financières et personnelles dans son pays, l'homme d'affaires azerbaïdjanais ne met plus d'argent. Son associé Gervais Martel, président du club artésien, doit donc se débrouiller seul pour boucler l'exercice en cours, constituer le budget pour la prochaine saison en Ligue 2 et convaincre la Direction Nationale du Contrôle de Gestion (DNCG), le "gendarme financier" du football français. 



Le salut va venir de deux jeunes garçons, âgés de 17 et 16 ans : Jeff Reine-Adélaïde et le bien nommé Yassin Fortuné. Deux "pépites" issues de la formation lensoise qui vont être vendues pour plusieurs millions d'euros aux Anglais d'Arsenal afin de remplir les caisses du club. Grâce à Mediapart et ses partenaires européens de l'EIC (European Investigative Collaborations), France 3 Nord Pas-de-Calais et le site régional d'investigation Médiacités ont pu consulter de nombreux documents confidentiels issus des "Football Leaks", la plus grande fuite d’informations de l’histoire du sport (voir encadré en bas de l'article). Nous avons ainsi découvert un contrat qui révèle le montage mis en place entre les deux clubs pour la vente de Jeff Reine-Adélaïde, permettant à Lens d'encaisser de l'argent avant même l'ouverture officielle et réglementaire du "mercato" d'été et la conclusion définitive du transfert. 





"On est au bord du précipice", déclare le président Martel début mars 2015 dans L'Equipe. "Même en L2, les besoins seraient de 10 à 15 millions d'euros". Fin avril, son entraîneur, Antoine Kombouaré confie aux Nouvelles Calédoniennes que "l’avenir même du RC Lens aujourd’hui n'est pas assuré". "Il y a un vrai risque que Lens soit rétrogradé en National", prévient le 12 mai, dans France FootballRichard Olivier, le président de la DNCG. Le "gendarme financier" a donné rendez-vous aux dirigeants lensois le 27 mai, à Paris, pour examiner leurs comptes et valider - ou non - leur prochain budget.



Heureusement, le club artésien possède dans son centre de formation deux brillants espoirs qui intéressent des grands clubs européens. Le premier est un attaquant de 16 ans, Yassin Fortuné. Le second est un milieu offensif de 17 ans, Jeff Reine-Adélaïde. Les deux adolescents sont régulièrement appelés en équipe de France, dans les sélections de jeunes. A l'époque, Reine-Adélaïde dispute en Bulgarie l'Euro des moins de 17 ans avec les "Bleuets". Ni lui, ni Fortuné n'ont encore disputé le moindre match avec les pros à Lens. Mais peu importe...

 

"Option de transfert"

Le club anglais d'Arsenal, entraîné par le Français Arsène Wenger, est prêt à débourser une jolie somme pour s'offrir avant les autres ces deux "diamants bruts" et les Sang et Or ont vite besoin d'argent. Seul souci, la période réglementaire des transferts ne débute que le 9 juin 2015. Les deux clubs vont donc devoir trouver une astuce pour effectuer une partie de la transaction en avance.



Le document que nous avons découvert grâce aux Football Leaks ne concerne que Jeff Reine-Adélaïde. Il s'agit d'une "option de transfert" signée le 19 mai 2015 par Gervais Martel et Svenja Geissmar, le directeur juridique d'Arsenal.

 



Par ce contrat, Lens accorde au club anglais "une option - exerçable du 10 juin 2015 inclus au 31 août 2015 (date de clôture du marché des transferts NDR) pour acquérir le joueur". En contrepartie, les Gunners s'engagent à verser au club artésien 1,75 million d'euros dans "les dix jours ouvrés". "Arsenal a l'intention actuellement d'exercer cette option le, ou autour du 1er juillet 2015", est-il indiqué. Les termes du futur transfert sont déjà définis. Une fois qu'Arsenal aura exercé son option sur Jeff Reine-Adelaïde, Lens touchera une indemnité de 2 193 750 euros qui s'ajoutera à la somme déjà perçue. Un échéancier, en trois versements, est prévu : 750 000 euros lorsque le contrat du joueur en Angleterre sera enregistré par les instances sportives, ou au plus tard le 15 juillet 2015 ; 731 250 euros le 1er janvier 2016 ; et 712 500 euros le 1er juillet 2016. De quoi s'assurer de rentrées financières tout au long de la prochaine saison. Au total, le jeune espoir va donc rapporter aux Sang et Or près de 4 millions d'euros à lui tout seul.

   

Faille juridique ?

Cette "option de transfert" est un deal gagnant-gagnant : Lens obtient immédiatement de l'argent frais pour alimenter sa trésorerie et Arsenal bloque le joueur, empêchant un club rival de le recruter pendant le mercato d'été. Les Londoniens ont même assuré leurs arrières : une des clauses  leur donne en effet la possibilité de rompre le contrat si jamais le RCL fait l'objet d'une procédure de liquidation, "cesse totalement ou substantiellement son activité" ou "n'est pas en possibilité de participer à son championnat domestique"...  





Si les options d'achat sont monnaie courante lorsqu'un club prête l'un de ses joueurs à un autre club, ce contrat entre Lens et Arsenal pose question. "A ma connaissance, cette situation apparaît unique et nouvelle", nous a indiqué Redouane Mahrach, avocat spécialiste du droit du sport. "La réglementation de la FIFA (fédération internationale de football NDR) ne l'interdit pas. Dès lors, l'opération semble légale. Mais il est urgent que la fédération envisage de modifier ses règlements afin de limiter les possibilités offertes aux clubs riches de porter davantage atteinte à la liberté de mouvement des joueurs et lutter contre les risques de dérives de telles pratiques". Interrogée sur ce montage, la FIFA, en charge de la régulation des transferts, nous a fait savoir, par une porte-parole, qu'elle "ne peut pas donner de commentaire sur des cas spécifiques".



"Nous ne parlons pas des termes confidentiels des transactions de joueurs", nous a répondu de son côté Mark Gonnella, le directeur de la communication d'Arsenal. "Cependant, je peux vous assurer que tous nos transferts sont conduits dans le respect des lois et des règlements". Il faut dire que les juristes des Gunners savent exploiter les failles des règlements. Ainsi, lorsque Jeff Reine-Adélaïde signe son contrat avec Arsenal - comme annoncé - le 1er juillet 2015, il est prévu que son agent, le Belgo-marocain Rachid Tajmout, reçoive une commission de 45 000 £ (environ 63 000 euros à l'époque). Normalement, les règlements de la FIFA interdisent la rémunération d'intermédiaire sur les joueurs mineurs. Mais le club londonien a trouvé là encore une parade : Rachid Tajmout percevra son premier versement de 15 000 £ le 17 janvier 2016, date du 18e anniversaire de Jeff Reine-Adélaïde, devenu alors majeur. Le contrat indique par ailleurs que les "commissions payées aux intermédiaires" seront multipliées par trois une fois que le jeune milieu aura disputé vingt matches officiels avec l'équipe première.





Contacté par téléphone, Gervais Martel jure lui aussi avoir "toujours tout fait dans la légalité". "Arsenal voulait vraiment ce joueur, et je n'allais pas le bloquer pour eux, sans signer une convention !", justifie-t-il. Le président du RC Lens nous confirme qu'une option similaire avait été signée avec le club londonien pour le transfert de Yassin Fortuné, l'autre "pépite" lensoise, qui aurait été cédé pour un montant total de 3 millions de £, selon le Daily Mirror, soit environ 4 millions d'euros à l'époque. Les deux jeunes pousses auraient donc rapporté ensemble près de 8 millions d'euros ! Bien plus que les 5 millions évoqués à l'époque par Gervais Martel.



"Je ne dirais pas qu'Arsenal a sauvé Lens", estime pourtant le patron des Sang et Or. "Nous n'avions pas besoin de donner des gages à la DNCG. Mais compte tenu de nos difficultés financières, il a fallu prendre la décision de transférer ces joueurs. Et c'était une bonne négociation pour nous. Je les aurais bien gardés moi ! Mais il a fallu s'en séparer".  Après l'accord conclu par Lens et Arsenal, la DNCG va toutefois tarder à donner son feu vert : le rendez-vous initialement fixé le 27 mai est reporté au 10 juin, jour à partir duquel les Gunners peuvent lever leur option sur Jeff Reine-Adelaïde et probablement aussi sur Yassin Fortuné. Mais Gervais Martel devra repasser une nouvelle fois devant le "gendarme financier" le 23 juin, en compagnie de Daniel Percheron, alors président de la région Nord Pas-de-Calais, qui suit de très près le dossier.  





"Préserver mon entité"

Dix jours plus tôt, l'élu socialiste a expliqué à La Voix du Nord que Lens ne risquait pas la cessation de paiement. "Il reste des sous dans les caisses (entre 2 et 3 millions d'euros). Cela signifie que le club n’a pas de dettes qu’il ne saurait honorer". D'après les comptes du RCL arrêtés au 30 juin 2015, Lens a bouclé l'exercice avec 2,2 millions d'euros en trésorerie, malgré une perte de 10,1 millions : l'argent encaissé rapidement grâce aux "options" d'Arsenal sur Reine-Adelaïde et Fortuné a donc été déterminant pour maintenir le club à flot. Mieux encore, les indemnités qui seront perçues ensuite sur les transferts effectifs des deux joueurs contribueront à financer la saison suivante en Ligue 2



Le 23 juin, la DNCG valide enfin le budget du RC Lens. Lors de la conférence de presse qu'il donne le lendemain à la Gaillette, Gervais Martel rend hommage au travail effectué par son centre de formation. "La formation (...), c'est une action forte qui a été décidée par le club en 1998 quand on jouait la Ligue des Champions et pour laquelle le club a investi", souligne-t-il. "Derrière, il y a des gens qui ont travaillé, des gens qui ont formé des jeunes, qui ont été les recruter, des gens qui les ont fait évoluer. (...) Reine-Adélaïde, je le connais par cœur, c’est moi qui ai été le chercher à Paris quand il avait 12 ans. (…) Il était demandé par Rennes à l’époque, de mémoire, par Marseille et le PSG. Je suis allé le chercher. Je suis allé chercher sa famille et j’ai ramené sa famille. Vous ne croyez pas que je suis devenu complètement idiot aujourd’hui de vouloir vendre mes jeunes. Mais j’ai une casquette aussi. C’est pas Gervais con, c’est Gervais gestionnaire qui doit aujourd’hui préserver son entité."



France 3 Nord Pas-de-Calais


Avec la vente au LOSC d'un autre joueur formé au club, le Belge Baptiste Guillaume, 20 ans, des pourcentages et indemnités de formation perçus sur les transferts d'anciens pensionnaires de la Gaillette (Serge Aurier transféré de Toulouse au PSG, Geoffrey Kondogbia de Monaco à l'Inter Milan), Lens parviendra à rassembler au total près de 13 millions d'euros pour évoluer en Ligue 2 et renouera avec l'équilibre financier.



Parti prématurément à Arsenal, Jeff Reine-Adélaïde parfait encore ses gammes aujourd'hui de l'autre côté de la Manche avec Arsenal, qui ne l'a aligné pour l'instant que sur quelques matches de Coupe d'Angleterre et de Coupe de la Ligue, mais toujours pas en Premier League. Le milieu de terrain est aussi revenu jouer contre Lens, en amical, avec Arsenal, au Stade Bollaert-Delelis, l'été dernier. En rejoignant les Gunners, lui et sa famille - qui l'a suivi à Londres - ont réalisé une très belle opération financière. Son contrat avec Arsenal, paraphé le 1er juillet 2015, prévoit une prime à la signature de 300 000£ (environ 424 000 euros à l'époque), payable en trois fois, et un salaire annuel - hors bonus - de 400 000£ (environ 565 000 euros), multipliable par trois au bout de vingt apparitions en compétition officielle. Mais il n'en compte que huit à ce jour...    



Pour Yassin Fortuné, la situation est un peu plus compliquée aujourd'hui. Le jeune attaquant n'a toujours pas joué en équipe première et a multiplié récemment les blessures...   "Ils ont été vendus pour la survie du club, je le comprends,  mais sportivement, on n'est pas allés au bout du processus", regrettait Pascal Plancque, ex-directeur du centre de formation lensois, en décembre 2015, dans une interview à Vice Sports. "Eux, je pense qu'ils ne voulaient pas partir à tout prix. Ils étaient hyper bien intégrés, ils avaient vraiment envie de jouer à Bollaert. Mais financièrement, et même sportivement, il y a des propositions difficiles à ignorer."



 

Football Leaks, mode d'emploi
Douze journaux européens regroupés au sein du réseau European Investigative Collaborations (EIC) - dont Mediapart est l’un des membres fondateurs - ont publié du 2 au 24 décembre 2016 les Football Leaks, la plus grande fuite d'informations de l’histoire du sport : 1 900 gigaoctets de données informatiques, obtenues à l'origine par l’hebdomadaire allemand Der Spiegel. Cette fuite contient, au total, 18,6 millions de documents confidentiels : contrats, audits, immatriculations de sociétés, factures, comptes bancaires, courriels...



Elle a  permis de documenter de manière inédite la face noire du football - entre fraude et évasion fiscales, connexions mafieuses et exploitation de joueurs mineurs - et d'éclairer les pratiques d'un milieu où l'omerta s'impose très souvent, lorsqu'on s'intéresse à l'envers du décor. Soixante journalistes, associés à huit informaticiens qui ont développé des logiciels spéciaux pour l’opération, ont enquêté pendant plus de six mois. L’homme à l’origine de Football Leaks se fait appeler “John”. Nous ignorons son identité. Il communique exclusivement avec Rafael Buschmann, le journaliste du Spiegel à qui il a transmis les données.



Outre Mediapart et Der Spiegel, on trouve au sein de l'EIC The Sunday Times (Royaume-Uni), Expresso (Portugal), El Mundo (Espagne), L’Espresso (Italie), Le Soir (Belgique), NRC Handelsblad (Pays-Bas), Politiken (Danemark), Falter (Autriche), Newsweek Serbia (Serbie) et The Black Sea, un média en ligne créé par le Centre roumain pour le journalisme d’investigation, qui couvre l’Europe de l’Est et l’Asie centrale. Au printemps 2017, grâce à Mediapart, l'EIC a ouvert l'accès aux documents à France 3 Nord-Pas-de-Calais et Mediacités pour explorer les coulisses du football dans les Hauts-de-France. Nous avons ont également recueilli, lors de cette enquête, des témoignages inédits qui ne figurent pas dans les Football Leaks.
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