Joseph Pinchon, le créateur oublié de Bécassine, la bonne bretonne la plus célèbre de la BD : "il ne reste quasiment rien de lui"

Il est des auteurs qui ne survivent pas à leur œuvre. C'est le cas de Joseph Pinchon, dessinateur talentueux et reconnu en son temps. Cet Amiénois est surtout le dessinateur de Bécassine, née il y a 120 ans, le 2 février 1905. Rares sont ceux qui se souviennent aujourd'hui de cet artiste prolifique dont le personnage le plus célèbre a bercé l'enfance de millions d'enfants.

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C’est un personnage qui a nourri, et nourrit encore, l’enfance de millions de petits Français. Avec son tout petit nez aussi rond que son visage, ses bras un peu trop longs pour les manches de sa robe bretonne, sa bouche en forme de point qui la rend paradoxalement très expressive, sa coiffe rigolote et ses sabots de bois, Bécassine est la bonne la plus célèbre de la bande dessinée. Rarement un personnage muet n’aura eu autant de succès.

Bécassine au Pays basque / texte de Caumery ; illustrations de J.-P. Pinchon © ibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, RESERVE KA-135 (12)-4

Et s’il existe de cette icône de la candeur une trentaine d'albums, un souvenir vivace dans la mémoire collective et des milliers de produits dérivés, de son créateur, Joseph Pinchon, il reste tout juste un caveau de famille laissé à l'abandon, au cimetière de Saint-Acheul, à Amiens. Un caveau sur la stèle duquel son nom n'a pas résisté au temps.

La tombe du créateur de Bécassine, Jospeh Pinchon, au cimetière Saint-Acheul à Amiens. © Jennifer Alberts / FTV

Car malgré une carrière prestigieuse et la renommée mondiale de son personnage, le nom de cet illustrateur prolifique et déterminant dans l’histoire de la bande dessinée francophone est tombé dans l’oubli.

Une enfance discrète et bourgeoise

"De sa vie privée comme de son enfance, on ne sait pas grand-chose", nous prévenait en 2020 Rémi Duvert, membre fondateur de l'association Art, histoire et patrimoine de Clairoix (AHPC), qui s'intéresse de près à Joseph Pinchon.

Car le père de la plus célèbre des Bretonnes a vécu une grande partie de sa vie dans l’Oise. Émile Joseph Porphyre Pinchon naît à Amiens le 17 avril 1871. Il est le deuxième d'une fratrie de huit enfants. Sa mère est la fille du responsable d'une tannerie de Noyon. Tannerie que le père de Jospeh Pinchon, avoué à la cour d'appel d'Amiens, va reprendre une fois marié. La famille habite dans l'Oise à Clairoix, dans un joli petit manoir dans lequel est aujourd’hui installée la mairie de la commune.

La mairie de Clairoix au début du XXe siècle. © Fonds recueilli par l'association Art, histoire et patrimoine de Clairoix

Le jeune Joseph fait ses études secondaires à Amiens et part à Paris passer son bac de lettres. Et c'est à peu près tout ce qu'on sait de la prime jeunesse de l'artiste.

À 24 ans, après son service militaire, il débute une formation artistique dans l’atelier de deux peintres et graveurs en vogue à l’époque. Chasseur passionné, il fait de la peinture animalière sa spécialité. Souvent invité à présenter ses toiles et ses gravures dans les expositions qui font la renommée artistique de Paris à la fin des années 1890, Joseph Pinchon est un artiste qui, à l’aube de ses 30 ans, connaît une certaine notoriété.

Au début du XXe siècle, Pinchon est également un dessinateur connu dans la presse jeunesse : la ligne pure, simple et réaliste de son graphisme plaît aux jeunes lecteurs de nombreux magazines comme L’écolier illustré ou Le petit journal illustré de la jeunesse. En 1905, l’Amiénois créé un personnage qui va bouleverser l'histoire graphique de l'illustration en France : Bécassine.

Bécassine, une domestique picarde à l'origine

La naissance de la bonne est due, selon les versions, à un auteur malade ou à la défection d’un annonceur dans un journal illustré édité pour les jeunes filles de bonne famille. "On raconte que la rédactrice en chef de l'hebdomadaire La semaine de Suzette, Jacqueline Rivière, avait un trou en dernière page, explique Rémi Duvert. Joseph Pinchon saisit l'occasion et dessine une histoire de Bécassine, la toute première."

Les premiers dessins que Pinchon présente à Jacqueline Rivière sont ceux d'une fille de ferme venue à Paris, de sa Picardie natale, pour devenir domestique. Pour coller au scénario écrit par la rédactrice en chef qui raconte la bêtise d'une bonne, il l'a affublée d'un prénom peu flatteur, Bécassine, tiré du nom de cet oiseau que Pinchon aime chasser en baie de Somme, la bécasse. Mais Jacqueline Rivière s'est inspirée de sa propre bonne bretonne pour son histoire. Exit la domestique picarde et sa tenue régionale : Bécassine sera bretonne.

C'est donc dans une robe bretonne traditionnelle revisitée que Bécassine fait sa première apparition dans Le journal de Suzette le 2 février 1905.

La toute première planche de Bécassine, parue en 1905. © Fonds recueilli par l'association Art, histoire et patrimoine de Clairoix

Le choix de la Bretagne comme région de provenance de Bécassine n'est pas sans lien avec le contexte social de l’époque : l’immigration bretonne vers Paris est très importante au début du XXe siècle et nombre de jeunes Bretonnes se font employer dans la capitale comme domestiques ou gardes d’enfants.

Par ailleurs, tous deux issus de la bourgeoisie, Rivière et Pinchon connaissent bien la domesticité et n'épargnent aucun cliché à leur héroïne. Bécassine, c'est la gentille fille de province telle que la voient les bourgeois et les aristocrates parisiens : un peu sotte, pas très cultivée, docile. Ce qui ne plaira pas, loin s'en faut, aux Bretons.

Cette toute première aventure de Bécassine sera le début d'une longue série. Car le succès des aventures de la jeune domestique est fracassant : sa naïveté, sa maladresse, son visage poupin et son costume breton dont elle ne se départit jamais font de Bécassine la nounou préférée des petites Françaises de la bonne société. Elles rient de l’embarras que les frasques de la jeune femme causent à la marquise de Grand-Air qui l’emploie et se reconnaissent parfois dans l'arrogance enfantine de Lolotte, la fille de sa maîtresse dont Bécassine a la charge.

Succès international

"La Bécassine des premiers albums se singularise par une naïveté qui confine à la bêtise et qui repose sur trois piliers : sa mauvaise maîtrise de la langue française – qui fait qu’elle prend un mot pour un autre ou une expression imagée au pied de la lettre –, sa méconnaissance des usages sociaux et son ignorance des machines modernes, écrit Catherine Bertho-Lavenir, professeure d’histoire contemporaine et auteure de La naissance de Bécassine. On comprend que le personnage suscite l’attachement d’enfants qui, eux-mêmes, découvrent le monde : il y a quelque chose du roman d’apprentissage dans ces mésaventures constamment surmontées."

À partir de 1905, 129 historiettes sont publiées en fin de journal. Puis des recueils compilant ces récits courts, avant la parution en 1913 du premier album intégral : L'enfance de Bécassine. C'est cette même année que Jacqueline Rivière, la rédactrice en chef du magazine, passe la main de l'écriture des scénarios au neveu de l'éditeur de La semaine de Suzette, Maurice Languereau, alias Caumery. Il donne à Bécassine un vrai nom, Annaïk Labornez, et un village imaginaire de naissance qu'il situe dans le Finistère Sud, Clocher-les-Bécasses.

La jeune Bretonne va devenir, en moins de dix ans une figure incontournable du patrimoine français de la bande dessinée, même si "les aventures de la petite Bretonne illustrent une vision conservatrice de la société, marquée par le respect des hiérarchies sociales, toujours selon Catherine Bertho-Lavenir. Le souci de la 'bonne moralité' des domestiques est une angoisse qui traverse la société et une partie de la littérature de l’époque. On encourage ces jeunes filles à demeurer fidèles aux supposées vertus de leur communauté d’origine. Le monde rural breton est en effet, au début du siècle, l’objet d’une véritable 'réinvention' au sein de la culture nationale : on imagine qu’existe en Bretagne une société marquée par des valeurs d’ordre, d’obéissance et de piété, mise à l’abri de l’influence perverse de la modernité par l’isolement géographique et la langue. Il y a comme l’écho de cette façon de voir dans 'l’innocence' de Bécassine".

Dessinateur de costumes à l'Opéra

Ce qu'on sait moins, c'est que Joseph Pinchon créera plusieurs autres personnages dont il racontera les aventures dans plusieurs titres de presse jeunesse : Frimousset, Grassouillet ou encore Gringalou sont tous nés sous le crayon de Joseph Pinchon.

Frimousset, directeur des "Grands Magasins Amélonde" / histoires de Jaboune ; illustrations de J.-P. Pinchon © BNF

Un crayon dont le trait a durablement marqué l'histoire de la bande dessinée : Hergé, entre autres, ne s'est jamais caché d'avoir puisé son inspiration dans les 1 500 personnages créés par le Picard. "Ce qui est fou, c'est qu'il existe un paquet d'autres albums d'aussi bonne qualité que Bécassine mais personne ne les connaît", ironise Rémi Duvert.

"Il faut quand même noter que deux albums ont été dessinés par Édouard Zier, un illustre inconnu, alors que Pinchon était mobilisé sur la Première Guerre mondiale", précise l'historien amateur. Affecté à la section de camouflage, il passe la majeure partie de la Grande Guerre à sillonner l'Europe en tant qu'instructeur en camouflage pour former les armées alliées.

Une expérience de la mise en scène qu'il acquiert dès 1908 à l'Opéra de Paris, où il officie d'abord en tant que dessinateur de costumes, puis comme directeur des services artistiques à partir de 1910. Il dessinera les costumes de son dernier opéra en 1946.

Costume de Joseph Pinchon pour l'opéra La forêt de Thailade et Savard, joué en 1909 à l'Opéra Garnier © BNF

Des compétences qu'il met également à profit des grandes fêtes de Jeanne d'Arc de Compiègne, dans sa Picardie natale, dans lesquelles il s'investit en assurant la direction artistique, avant et après la guerre.

En dessinant des cartes postales, aussi, sur lesquelles il représente pour l'occasion tout un imaginaire moyenâgeux, des archers aux troubadours en passant par les bouffons. Son intérêt pour ce support particulier, il le manifeste également en éditant une série de cartes consacrées aux 90 départements français, parmi lesquels, naturellement, l'Aisne, l'Oise et la Somme.

Joseph Pinchon a dessiné les 90 départements français. © Fonds recueilli par l'association Art, histoire et patrimoine de Clairoix

Plusieurs résidences dans l'Oise

"Je ne crois pas qu'on puisse dire que Pinchon était chauvin ou spécialement attaché à sa région, nuance toutefois Rémi Duvert. Il a dessiné les Alsaciennes, Bécassine est bretonne, et on ne retrouve pas beaucoup de Picardie dans ses œuvres." Mais Joseph Pinchon reste néanmoins attaché à Clairoix où il revient régulièrement. "Il a même été sur les listes électorales".

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, il épouse le 9 mars 1920 Suzanne Armande Würtz, originaire de Margny-lès-Compiègne. "Dans une petite interview qui date des années 1980, elle explique qu'elle était promise à Jean, l'un des frères de Joseph Pinchon mort au combat en 1916 mais on n'a aucune trace de leur rencontre", poursuit-il.

Féru de chasse à courre, qu'il a fréquemment représenté dans ses œuvres, Joseph Pinchon soutiendra la création en 1935 du musée de la vénerie de Senlis. "C'est probablement cette passion qui explique pourquoi il occupait de temps en temps un pied-à-terre aux Ageux, près de Pont-Sainte-Maxence, à moins que ça ne lui ait servi de garçonnière !", plaisante le bénévole clairoisien.

Caumery, le scénariste de Bécassine, meurt en 1941. Mais les aventures de la gouvernante, dont les 25 albums se sont vendus à plus 1,2 million d’exemplaires entre 1913 et 1939, continuent à être éditées dans La semaine de Suzette jusqu’en 1951. Auteur prolifique, reconnu et plusieurs fois récompensé - il est nommé officier de la Légion d'Honneur en 1950 - Joseph Pinchon décède, lui, en 1953, à Paris. Un autre illustrateur célèbre de l'époque, Trubert, prend sa suite en 1959 pour dessiner Bécassine.

Une sépulture en piteux état

Joseph Pinchon repose depuis dans son caveau familial d'Amiens. En 1984, sa femme le rejoint. Et puis plus rien. "À la mort de Suzanne, l'héritage a été dispersé par un notaire peu scrupuleux et il ne reste quasiment rien de Pinchon. On n'a pas de catalogue de ses œuvres non plus. Pour moi, ça explique pourquoi il n'est pas très connu, regrette Rémi Duvert. Je me suis rendu sur sa tombe en 2004. Le gardien du cimetière lui-même ne savait pas où elle se trouvait et j'ai fini par trouver une plaque sale, par terre, avec le nom de Pinchon dessus."

Depuis, un écriteau a été installé à l'entrée du cimetière pour indiquer l'emplacement de cette tombe. Le nom de la famille Pinchon ayant disparu de la pierre, une simple feuille de papier, glissée dans une protection en plastique transparent rend tristement le dessinateur à une certaine postérité.

Car Joseph Pinchon n'a pas eu de descendance directe. Certains de ses frères et sœurs sont morts en bas âge, d'autres à la guerre. On a perdu la trace des derniers.

La famille Pinchon, dans sa résidence de Clairoix, avec Joseph à droite. © Fonds recueilli par l'association Art, histoire et patrimoine de Clairoix

Personne n'a jamais entretenu la tombe du père de la plus célèbre bretonne de la BD française. En 2020, Rémi Duvert et l’APHC militaient auprès de la mairie d’Amiens pour une restauration de la sépulture. Mais l’absence d’ayants droit pose administrativement problème. Le dossier est au point mort.

Jusqu'à l'année dernière. Pierre-Louis Vasselle, membre d'une toute jeune association de préservation du patrimoine sépulcral, s'intéresse à la situation avec un passionné de généalogie, Christophe Baudelet. Celui-ci découvre alors l'existence de cousins très éloignés de la famille Pinchon. Il les convainc de se mobiliser pour restaurer la concession qui arrive à son terme et qui tombe dans le domaine public.

"Nous nous sommes manifestés auprès de la mairie en leur disant qu'on voulait la refaire, explique Pierre-Louis Vasselle. La mairie avait entamé une procédure de reprise qu'elle a arrêtée en nous disant de lui montrer notre projet de restauration pour voir si la municipalité peut nous accompagner. J’ai fait un relevé de la tombe récemment : elle est dangereuse. Les pierres horizontales sont fissurées. La pierre verticale est abîmée mais elle ne va pas tomber. Mais il ne faut pas ouvrir la grille métallique qui est devant le monument. Des devis ont été faits pour des travaux de métallerie, de marbrerie, de restauration de la pierre et de peinture. Nous avons prévu également une petite œuvre en céramique pour rappeler Bécassine. C’est un projet assez coûteux. Il va falloir compter entre 25 000 et 35 000 € et donc faire appel à des donateurs".

Les albums de Bécassine, dont les droits sont tombés dans le domaine public le 1er janvier 2024, sont toujours édités, "on a même retrouvé des exemplaires en italien et il paraît qu'il en existe en anglais et en néerlandais", selon Rémi Duvert.

Elle a été l'héroïne de deux films, dont le premier datant de 1939 n'a pas été projeté en Bretagne pour éviter des troubles à l'ordre public. En 1979, Chantal Goya en fait l'un des plus grands et longs succès de sa carrière. Un astéroïde, découvert en 2023, porte son nom. Un nom qui a fait son entrée dès 1949 dans les dictionnaires pour désigner une jeune fille niaise et sotte.

Si un artiste n'est rien sans son œuvre, une œuvre n'est, elle non plus, jamais rien sans un artiste. Mais il arrive parfois que la création dépasse son créateur. Bécassine en est l'un des meilleurs exemples. Car si tout le monde connaît cette petite bonne bretonne qu'aucun dirait simplette, personne ne se souvient que c'est un Amiénois, illustrateur de génie, qui a créé l'incarnation la plus réaliste du bon sens populaire.

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