En cette fin d'année, le hareng est arrivé dans la Manche et la Mer du Nord. Une ressource essentielle pour la santé économique des artisans pêcheurs déjà en souffrance à Boulogne, Calais et Dunkerque. Mais la profession fait face à des chalutiers géants qui prélèvent les poissons en masse. Un nouveau bras de fer entre pêche traditionnelle et pêche industrielle.
Chaque jour, il scrute les bateaux présents dans le détroit du Pas-de-Calais. L'œil sur le transpondeur, Mathieu Pinto a le visage soucieux. "Ils chassent le poisson", s'inquiète le pêcheur boulonnais. "S'ils trouvent le banc, le banc n'a aucune chance".
"Ils", ce sont ces navires dont les noms reviennent régulièrement en cette fin d'année sur son écran. Zeeland, Africa, Prins Bernard, Scombrus… Des chalutiers géants venus de Belgique, des Pays-Bas, d'Allemagne pour traquer le hareng. Ces bateaux impressionnent par leur taille. Les plus grands mesurent plus de 140 mètres de long. Ils pratiquent une pêche au chalut pélagique. Un immense filet est remorqué en pleine eau. "La dernière fois, il y en avait un qui était à moins de 10 kilomètres des côtes". Une fois le filet plein, certains de ces navires utilisent même un aspirateur. Déployé directement au fond du filet, ce boyau noir avale les tonnes de poissons pour les envoyer directement en cale.
Ils ne cherchent pas à préserver l'espèce. Ils viennent deux ou trois mois pour remplir les cales.
Mathieu Pinto, marin-pêcheur
Tout oppose ces énormes navires à la flottille des bateaux de 12 mètres stationnés à Boulogne. "Nous, on pose le filet, il n'est pas traîné. On a des engins de pêche dormants, c'est le poisson qui vient se mettre dedans. Un engin de pêche traînant, lui, va chasser le poisson. Le poisson rentre dedans et il est compressé jusqu'à ce que le chalut soit plein à craquer".
Dans cette pêche industrielle, le tri est fait une fois le filet remonté. Les poissons non désirés sont rejetés morts à la mer. Parfois, ce sont des petits poissons qui se retrouvent dans les filets, avant même d'avoir pu se reproduire.
Un immense potentiel de pêche qui déséquilibre le secteur
Pêche artisanale et pêche industrielle ne jouent clairement pas dans la même cour. Quand un petit bateau pêche 500 kilos de hareng en un jour, un grand chalutier peut en prélever jusqu'à 400 tonnes. "Ils pillent la ressource", poursuit Mathieu Pinto. "Ils ne cherchent pas à préserver l'espèce. Ils viennent deux ou trois mois pour remplir les cales". Conséquence : le prix du hareng dégringole. "Ça passe de 1,50 euros le kilo de poisson à 20 centimes. Ils détruisent le marché. Ils cherchent la quantité, pas la qualité". Sans compter que ce hareng pêché par des bateaux venus d'ailleurs ne fait pas travailler les usines à terre.
Chez les Pinto, la pêche est une histoire de famille. Stéphane Pinto, l'oncle de Mathieu, a longtemps été marin-pêcheur à Boulogne-sur-Mer. Il est aujourd'hui vice-président du Comité régional des Pêches Maritimes et des Elevages marins dans les Hauts de France. Sur le littoral, il est notamment connu pour avoir mené le combat contre la pêche électrique. Un combat gagné en 2019.
Ces énormes bateaux, ils les appellent les "prédateurs" : "Ce qui est en train de se passer dans la Manche avec ces gros chalutiers va venir encore appauvrir le secteur économique du littoral. Depuis 15 ans, les ports se sont vidés. Les criées ont fermé leurs portes, les magasins de marée… L'économie des petits bateaux de 12 mètres s'est effondrée". En 2012, on comptait encore une centaine de fileyeurs entre Dunkerque et Boulogne. Il n'en reste que 25 aujourd'hui. "Le port de Boulogne a toujours été considéré comme le premier port de pêche en France. Tout ce qui est en train de se passer efface ce passé".
Le port de Boulogne a toujours été considéré comme le premier port de pêche en France. Tout ce qui est en train de se passer efface ce passé.
Stéphane Pinto, vice-président du CRPMEM Hauts de France
Pour Stéphane Pinto, pas question pour autant d'interdire ces bateaux. "On n'est pas en train de créer une guerre entre les pêcheurs, bien au contraire". Ce qu'il refuse, c'est de les voir pêcher aussi près des côtes. "On a vu notamment le Zeeland qui pêchait à huit, neuf miles de la côte. De tels navires sont faits pour aller pêcher dans le Grand Nord, c'est là leur place". Le vice-président du Comité des pêches dénonce une opacité totale en matière de répartition des quotas. Selon lui, la politique commune des pêches a besoin "d'un grand nettoyage".
"Des aires marines protégées qui ne protègent pas"
Les associations environnementales sont elles aussi fortement mobilisées pour dénoncer la présence de ces bateaux hors normes. D'autant plus qu'il n'est pas rare de trouver plusieurs bateaux usines dans un même secteur : "Ils pêchent en groupe et en masse", déplore François Chartier chargé de la campagne océan pour Greenpeace. Le weekend dernier, six bateaux travaillaient dans la même zone : "Six d'un coup, on n'en avait jamais vu autant à la fois. Il y a une stratégie d'entreprise pour arriver aux quotas le plus vite possible. Le coût d'exploitation est moins important".
Plus grave, ces navires pêchent dans les aires marines protégées et cela en toute légalité. Au nombre de trois sur le littoral du Nord, ces zones sont censées permettre la protection des espèces particulièrement vulnérables : poissons, oiseaux ou mammifères. Elles permettent par ailleurs de préserver les habitats particulièrement importants pour la reproduction des espèces.
Mais pour quelles raisons la pêche industrielle est-elle autorisée dans des zones protégées ? "C'est un peu la question que l'on se pose et c'est pour ça qu'on est là". Le bateau de Greenpeace est en effet venu observer le travail des chalutiers géants pour documenter et mieux dénoncer les incohérences des politiques française et européenne. "On a ici des aires marines protégées qui ne protègent pas".
2025, année de la conférence des Nations-Unies
L'ONG Bloom et Greenpeace ne demandent donc pas davantage de zones protégées aux autorités, mais des règles plus strictes dans les zones déjà existantes. "Plus de 30% des aires marines de métropole sont protégées. Donc sur le papier on est bon. Sauf que, quand on regarde les niveaux de protection dans le détail, on est complètement en dehors de ce que disent les scientifiques. En fait, on a à peine 1% des mers françaises qui sont réellement protégées".
Les organisations dénoncent une forme de "marketing" : "La France ne respecte pas les obligations européennes. (…) C'est en contradiction avec ce que recommandent le CRNS et l'union internationale de la conservation de la nature".
Une politique qui isole la France sur la scène internationale selon Greenpeace. Mais la voilà au dos du mur puisqu'elle accueillera la conférence des Nations-Unies sur les océans à Nice en 2025. Pêcheurs comme défenseurs de l'environnement comptent bien profiter de l'opportunité pour marteler leurs messages.
D'ici là, les chalutiers usines poursuivront leur route... et leur pêche intensive.