Le repreneur du site Whirlpool d'Amiens a été placé en redressement judiciaire par le tribunal de commerce, ce lundi, alors que l'inquiétude quant à son projet n'avait cessé de grandir depuis un an.
Le site Whirlpool d'Amiens est-il maudit ? En quelques années, les salariés ont vécu plusieurs plans sociaux, un départ définitif du géant américain pour la Pologne, et maintenant un repreneur en redressement judiciaire, après moins de 12 mois d'activité. Ce lundi après-midi, la société WN (pour "Whirlpool Nicolas") de Nicolas Decayeux a en effet obtenu la protection du tribunal du commerce d'Amiens - avec une période d'observation de 6 mois -, qui l'avait auditionnée en début d'après-midi pour étudier sa demande.
Mardi dernier, l'entreprise avait déposé sa déclaration de cessation de paiement. Elle a besoin d'aide pour payer les salariés et trouver un peu d'oxygène, le temps de trouver des clients et des partenaires à même de relancer l'activité. Ou de la lancer, tout court. Car en un an, les ambitions initiales du repreneur ne se sont jamais concrétisées.
1. L’annonce : Nicolas Decayeux, l'élu de tous
Nous sommes à l'été 2017. Whirlpool (qui a commencé la délocalisation progressive de sa production en Pologne) annonce qu'il a choisi Nicolas Decayeux, entrepreneur local respecté et président du MEDEF de la Somme, pour réindustrialiser le site amiénois.
Le repreneur veut sauver "277 emplois à terme" en lançant deux activités :
- fabriquer des produits originaux, notamment des casiers connectés réfrigérés, mais aussi des équipements de recharge électrique ou des voiturettes ;
- louer les services des salariés et des machines à de petites entreprises qui n'en disposent pas, sur un mode collaboratif (un concept baptisé "Open Factory").
En comité d'entreprise, le projet est validé à l'unanimité par les représentants du personnel et crédibilisé par l'apport financier de la région Hauts-de-France (elle paiera des formations) et de l'Etat (4,5 millions d'euros d'aides). A la rentrée, la société WN recrute ses 100 premiers salariés ex-Whirlpool et reçoit la visite réjouie du président de la République, six mois après celle du candidat Macron.
2. La vidéo : les salariés "n'ont rien à foutre", selon François Ruffin
Le 1er juin 2018, comme prévu, Whirlpool arrête toute production, laissant pleinement la place à WN (même si le groupe américain conserve la propriété des bâtiments). Puis, alors que les mois défilent, une rumeur court : l'usine tournerait au ralenti.
Impossible pour les journalistes de le vérifier directement, car l'entreprise leur refuse tout reportage ou interview, au prétexte que des annonces importantes sont à venir... Mais le 5 février, le député (apparenté France Insoumise) François Ruffin jette un pavé dans la marre. Dans une vidéo sur internet, il présente un lapin et une poule découpées dans du métal. Ce serait l'oeuvre des salariés WN au travail : "Ils fabriquent des trucs comme ça... parce qu'ils n'ont rien à foutre", lâche le député. "L'été, ils nettoient les broussailles" autour de l'usine, "l'hiver ils jouent aux cartes".
3. Le communiqué : la Préfète met fin à la récré
Alerté - aussi - par les syndicalistes Whirlpool (qui n'ont pas été repris par WN mais continuent d'avoir un oeil sur ce qu'il s'y passe), l'Etat finit par commander un audit indépendant sur l'état de la société WN. Résultat : la Préfète de la Somme découvre que la situation est grave. Sans doute encore plus grave qu'elle ne le craignait.
Dans un communiqué cinglant, elle révèle alors que la société WN - qui a pourtant reçu 7,4 millions d'euros de Whirlpool et une première enveloppe de 2,5 millions de l'Etat - est dans une "impasse financière", nécessitant une "protection du tribunal du commerce", "une restructuration profonde" et même de "reclasser" les salariés.
4. L’interview : des salariés veulent encore y croire
Le lendemain, le tribunal de commerce d'Amiens reçoit la déclaration de cessation de paiement de la société, avec demande de placement en redressement judiciaire. Au même moment pourtant, sur le parking WN, quatre salariés affichent un étonnant optimisme. C'est vrai qu'ils en ont vu d'autres. Pour la première fois face aux caméras, ils assurent avoir encore "confiance" en Nicolas Decayeux et demandent qu'on leur laisse du temps : "Il se bat comme nous (...) et à nous de faire notre job".
Sur 186 salariés WN, ceux-là feraient partie de la "trentaine de personnes" qui, selon les syndicalistes Whirlpool, participent à la "seule activité réelle aujourd'hui" dans l'usine : la fabrication d'ascenseurs pour la société SSA, dans le cadre de "l'Open Factory". En quelques semaines, quatre structures auraient été livrées (dont deux sur le chantier de la nouvelle gare SNCF de Nantes) et une petite dizaine d'autres aurait été commandée.
5. Les coulisses : les Shopping Box attaquées en justice
C'est peut-être un début d'explication au "retard" que WN admet avoir pris dans son développement : la société a été attaquée en justice par le groupe Decayeux (dirigé par les frères de Nicolas Decayeux), à propos des fameux casiers connectés, la "Shopping Box". Selon nos informations, un jugement en référé a même déjà été rendu à l'automne 2018 par le Tribunal de Nanterre. WN affirme que le groupe Decayeux a été débouté, mais ce dernier croirait encore en un jugement au fond, menaçant la commercialisation du produit phare de WN.
Depuis qu'il a quitté le groupe familial Decayeux pour créer WN et fabriquer des "Shopping Box", Nicolas Decayeux est accusé par ses frères d'avoir volé leurs technologies. Decayeux propose des casiers connectés - mais pas réfrigérés - depuis des années avec sa solution "My Colibox", protégée par un brevet européen.
Alors Nicolas Decayeux avance-t-il avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête ? Qui est au courant ? Avant cette révélation, Amiens Métropole disait prévoir d'acheter "au moins 25 casiers connectés" d'ici la fin du mois de juin.