Des soignants de l'hôpital d'Abbeville sont en grève depuis le 6 janvier pour dénoncer le manque de personnel, le recours aux heures supplémentaires et les retards de paiement de celles-ci. La direction se défend en invoquant un contexte budgétaire serré. Les syndicats dénoncent une logique comptable au détriment de la santé des salariés et des patients.
Ils sont une petite dizaine, ce matin du 21 janvier, regroupés sous le barnum rouge de la CGT installé sur le parking de l'hôpital d'Abbeville. La troisième semaine de grève démarre et selon les syndicats, rien n'avance. Ils réclament le paiement des heures supplémentaires et le renforcement des effectifs.
La direction de l'hôpital invoque des budgets contraints et des équilibres financiers à respecter. Deux langages, deux visions du soin s'affrontent et le conflit social s'enlise : ici, la grève est illimitée.
Manque d'effectif : le recours aux heures supplémentaires
Pascal Maccrez, secrétaire général CGT du centre hospitalier d'Abbeville, résume la situation en quelques mots. "Aujourd'hui, on doit aux paramédicaux 70 000 heures supplémentaires, ce qui équivaut à 45 temps pleins. Nous réclamons des effectifs de manière à renforcer les équipes en difficulté."
La direction assure qu'elle paie régulièrement les heures supplémentaires. Un argument qui ne convainc pas le secrétaire CGT. "Seules 5 000 heures ont été payées aux agents qui l'ont voulu, l'an dernier, on était déjà à 70 000 heures, on y est toujours un an plus tard, on progresse...", ajoute Pascal Maccrez avec une pointe d'ironie.
Hélène Deruddre, directrice du centre hospitalier, assure que cette question du recours aux heures supplémentaires est une priorité. "En novembre, nous avons annoncé des groupes de travail, le premier aura lieu dans dix jours, nous allons travailler sur une nouvelle politique de remplacement, souligne la directrice. Nous allons étudier la question de l'utilisation des heures supplémentaires et de nouveaux moyens pour faire face à l'absentéisme, pourquoi pas imaginer des équipes de suppléance, ce qui permettra de répondre aux interrogations actuelles."
Un rapport de la Cour des comptes régionale soulignait, en 2020, que l'absentéisme est en hausse depuis 2015. Symptôme de l'épuisement professionnel ? Ce n'est pas l'objet du rapport. Dans ces lignes austères, la seule santé étudiée est celle des finances de l'établissement. Mais le constat des soignants est là.
"Ce qui me dérange le plus, c'est de voir mes collègues épuisés au travail, se désole Freddy Gilles, infirmier en réanimation depuis vingt ans. Cela fait quelques années que ça se dégrade, là, on arrive vraiment à des extrêmes. J'ai des collègues qui arrivent le matin en pleurant. Elles repartent le soir en pleurant. Cela a été signalé à la direction qui ne peut rien faire. Le travail, bien sûr, n'est pas fait comme il devrait puisqu'il n'y a pas assez de personnel."
Trois soignants pour 45 patients
Dans certains services, la situation est particulièrement grave. "Dans cet hôpital, il y a une unité neurovasculaire qui travaille la nuit avec trois soignants : deux infirmiers, un aide-soignant, pour 45 patients. C'est honteux", constate Pascal Maccrez.
"Je ne sais pas si vous imaginez, les services de neuro, ce sont des gens hémiplégiques. Il y a des soins très importants à faire autour et mes collègues ne peuvent pas assumer ce travail, abonde Freddy Gilles. Donc, actuellement, on demande aux agents de faire un travail sans leur donner les moyens de le faire. Le problème, c'est que s'il se passe quelque chose, sur qui ça va retomber ? Sur mes collègues. On va arriver à un moment où les soins ne sont plus faits correctement, donc les soignants vont avoir des sanctions. C'est déjà arrivé."
Les effectifs, c'est la clef d'un soin de qualité, d'après Freddy Gilles. Le service de réanimation, où il travaille, est ce que l'on appelle un service "normé" : la loi impose un nombre minimum de soignants par patient. Mais cette obligation ne s'applique pas à la majorité des services.
"La prise en charge se dégrade, ça c'est sûr. Mais pas dans tous les services, dans ceux qui sont normés, il n'y a pas de problème, souligne Freddy Gilles. À qui la faute ? On peut parler de l'ARS qui ne donne pas les fonds, du gouvernement qui réduit les moyens. Moi, je reste local, ici à Abbeville. Malgré la modernisation de l'hôpital, les conditions de travail ne s'améliorent pas. On a l'impression que de toute façon, c'est une entreprise, maintenant. Alors que c'est un hôpital public qui est payé par nos impôts, mais on nous demande de faire du chiffre. Il faut le savoir, on doit être rentable."
Une logique économique qui transparait lorsque la direction évoque cette douloureuse question des effectifs. "On aimerait avoir plus d'effectifs, mais il y a une réalité qui s'impose à nous dans le contexte budgétaire des établissements de santé, qui est tendu, admet Hélène Deruddre. Il faut que nous soyons attentifs à préserver les équilibres. Nous réalisons régulièrement des comparatifs pour voir si nous disposons de ratios de personnels suffisants au contact des patients. C'est le cas de cet établissement. Nous voulons rassurer les patients qui viennent se faire prendre en charge dans l'établissement."
Dialogue de sourds
"Nous sommes attentifs, nous allons régulièrement à la rencontre des partenaires sociaux, le mouvement est peu suivi, mais nous restons à leur contact", assure la directrice du centre hospitalier. Seulement pour les syndicalistes, le contact ne passe pas et la grève illimitée se poursuit.
"On a rencontré la direction tout de suite après le déclenchement du mouvement, c'est un dialogue social comptable pour la direction. Elle se protège derrière notre ARS, qui tire les ficelles. Tant que l'ARS ne prendra pas en compte nos revendications, on n'avancera pas. On attend d'être écoutés, pourquoi pas être reçus par l'ARS ? Avec la direction, le dialogue social est stérile, je pense qu'il va falloir aller voir au-dessus", se projette Pascal Maccrez.
"Si des personnes sont recrutées, les conditions de travail s'amélioreront, espère Freddy Gilles. Les services sont modernisés, mais ils prévoient de faire des services de 45 patients sans augmenter le personnel. Automatiquement, cela devient encore plus dur. On a de beaux murs, la vitrine va être belle, mais les conditions de travail catastrophiques."
Ici comme ailleurs, deux logiques s'affrontent. D'un côté, des soignants qui se sentent démunis face au manque de moyens dont ils disposent pour assurer leurs missions, pourtant vitales. De l'autre, des autorités sanitaires qui pilotent le développement des hôpitaux à partir d'indicateurs économiques, comme le taux d'occupation, la durée de séjour et le bilan comptable des établissements. Au milieu, des syndicalistes et des équipes de direction aux relations de plus en plus tendues. Et des patients qui ne peuvent que constater l'état critique de l'hôpital public.
Avec Émilie Montcho / FTV