Le Dry January ou janvier sobre fait de plus en plus d'adeptes en France. Dans les Hauts-de-France, 6,8% des 18/75 ans avouent une consommation quotidienne d'alcool. Si elle a diminué en 60 ans, elle reste la cause de 41 000 décès par an. Comment traiter l'alcoolisme avant qu'il ne soit fatal ? Dans la Somme, plusieurs structures proposent des prises en charge en fonction des profils et des besoins des patients.
À l’écart de la ville, érigée comme un refuge, l’unité hospitalière de Roye a vu passer entre ses murs 250 patients l’an dernier.
Des hommes et des femmes qui souffrent de dépendances. À bientôt 50 ans, ce patient mène un combat contre l’alcool. Après deux tentatives de sevrage, il suit une nouvelle cure. "Au tout premier sevrage, j’avais une très très forte consommation d’alcool : je buvais jusqu’à deux bouteilles de whisky par jour, raconte-t-il. Tandis que là, avant de venir, je buvais grand maximum une bouteille de 70 cl par jour. Je consommais déjà moins, mais encore trop. Quand je consommais, je me sentais invincible. Je pouvais faire n’importe quoi. Que ce soit de conduire sans permis ou un pari dangereux avec quelqu’un. J’aurais fait n’importe quoi."
Une maladie dont on ne guérit pas
Comme lui, jusqu’à dix patients sont pris en charge dans cette unité. Des sevrages "simples” et d’autres plus "complexes" qui durent plus longtemps et nécessitent des soins adaptés.
Objectif : armer les patients pour affronter leurs addictions. "Nous, on est juste là pour leur apporter des connaissances sur leur maladie pour qu’ils puissent vivre avec. Parce que, malheureusement, on ne peut pas les guérir, déplore Théophane Conti, médecin addictologue au service d'addictologie du CH Montdidier-Roye. On les accompagne, le temps qu’ils sont là. On leur donne les outils qu’on peut. Et après, à eux de les utiliser, de se les approprier et de les mettre en pratique au quotidien."
Verbaliser leur dépendance, ça peut être un vrai défi pour les patients en sevrage. Ça leur permet d’être confronté à la réalité. Le fait de pouvoir le dire, c’est aussi accepter.
Sylvie, aide-soignante au service d'addictologie du centre hospitalier de Montdidier-Roye
Parmi les outils proposés : des ateliers thérapeutiques, organisés deux fois par jour. Dans celui auquel nous assistons, trois patients autour de Sylvie, aide-soignante. Posées sur une table devant eux, plusieurs images. Chacun doit en choisir une et exprimer ce qu’elle lui évoque. L’un des patients prend l’image d’une jeune femme qui, face à la mer, brandit une banderole sur laquelle est inscrit le mot "freedom" [liberté en français] : "j’ai choisi celle-ci parce que pour moi, elle symbolise la liberté que l’on aura après la cure. La liberté de ne plus avoir le poids de la dépendance sur nous et de repartir libres d’ici."
"Ça leur permet de pouvoir mettre des mots sur des maux. Verbaliser leur dépendance, ça peut être un vrai défi pour les patients en sevrage, rebondit Sylvie. Ça leur permet de sortir le mot, d’être confronté à la réalité. Le fait de pouvoir le dire, c’est aussi accepter. S’entendre dire le mot dépendance, ça permet d’accepter ce qui se passe. Ça permet aussi de les projeter dans l’avenir, dans leur projet."
En Picardie, l’établissement de Roye fait figure d’exception. Après un sevrage, les patients encore fragiles ont la possibilité d’intégrer sur place un service de soins médicaux et de réadaptation afin de mieux préparer leur sortie. "C’est pour donner aux patients qui ne sont pas sûrs d’être abstinents la possibilité d’une durabilité. Parce qu’on le sait : si on ne fait que le sevrage, il ne faut pas laisser le patient sortir dans la nature. Donc c’est une prise en charge complète", précise Manar Ksra, psychiatre et chef du pôle addictologie du CH Montdidier-Roye. Un séjour qui peut durer jusqu’à deux mois, pendant lesquels les patients réapprennent les tâches du quotidien. Quelques sorties aussi sont autorisées.
La nouveauté des cures à domicile
Un accompagnement encore trop peu accessible dans la Somme. "Avec trois à quatre mois d’attente pour une admission, c’est long. C’est trop long, avoue Marc Moinas, psychiatre et chef du service de soins médicaux et de réadaptation en addictologie du CH Montdidier-Roye. Juste sur cet argument-là, on pourrait dire qu’effectivement, vu le délai d’attente, c’est à se demander si une autre structure proposant ce type de soins ne serait pas la bienvenue. Parce que, des patients qui attendent trois à quatre mois pour une prise en charge peuvent avoir diverses complications."
Je suis très très fière de moi. Je vois que mon mari est fier de moi. Que mes enfants sont fiers de moi. Et pour rien au monde, même si j’ai des coups de mou quelques fois, je ne peux pas me permettre de boire à nouveau. Je perdrais tout.
Mathilde*, ancienne alcoolodépendante
Fermetures de structures dédiées, pénurie d’addictologue, les raisons du manque de lit sont multiples. Alors des solutions en dehors de l’hôpital se développent en Picardie.
Après sept années de consommation excessive d’alcool qu’elle dissimulait à sa famille, Mathilde* a décidé de mettre fin à sa dépendance. Son sevrage a changé l’image qu’elle a d’elle-même : "Je suis plus rayonnante, plus vraie. Et surtout fière. Je suis très très fière de moi, explique-t-elle des larmes dans la voix. Je vois que mon mari est fier de moi. Que mes enfants sont fiers de moi. Et pour rien au monde, même si j’ai des coups de mou quelques fois, je ne peux pas me permettre de boire à nouveau, même une gorgée. Même sentir un alcool, ce n’est pas possible. Je perdrais tout." Il y a trois ans, elle pousse la porte du centre d’addictologie d’Amiens. Les équipes ne lui proposent pas un sevrage à l’hôpital mais à domicile. "Je ne pouvais pas me permettre de manquer le travail. Je ne pouvais pas me permettre non plus de laisser mes enfants, enchérit-elle. C’est quatre à six semaines en cure. Et je ne me voyais quitter la maison. Je ne pouvais pas. Donc on m’a donné cette alternative d’être soignée à domicile. Et ça a super bien fonctionné."
En France, la cure à domicile est encore rare. Seules quelques villes comme Lille ou Rennes l’expérimentent. À Amiens, Hakim Houchi, médecin addictologue, pilote depuis deux ans le projet Sadapt pour sevrage alcoolique à domicile. "Près de 90 % des patients qui doivent bénéficier de soins addictologiques n’en bénéficient pas, reconnaît le médecin. L’intérêt du Sadapt, c’est de compléter les outils de prise en charge des troubles liés à l’usage de l’alcool qui existent déjà en Picardie. Le dispositif va permettre à certains patients qui travaillent, qui ont des tiers aidants, qui ont des animaux de compagnie, qui ont une réticence à se faire hospitaliser de pouvoir bénéficier de soins addictologiques en restant à la maison."
Jilali Houchi est infirmier spécialisé en addictologie. Trois fois par jour, il assure aux patients du dispositif les soins nécessaires à leur sevrage. Particularité du Sadapt : l’infirmier peut contacter l’addictologue en visio par tablette et faire le point sur la visite, avec ou sans présence du patient. "Le contexte actuel en termes d’offres de soins est assez compliqué. C’est compliqué de voir un médecin. Donc la tablette est utile pour garder une certaine flexibilité avec le patient. Le patient a un emploi du temps auquel on essaie de s’adapter. La visio avec la tablette, ça permet d’avoir le médecin référent du suivi qui est directement disponible", justifie le praticien.
L'importance du suivi psychologique
En deux ans, 250 patients ont bénéficié du Sadapt. Pour 90 % d’entre eux, le sevrage a été mené à son terme. Certains ont poursuivi les soins en structures, d’autres ont réduit ou arrêté de consommer. Maintenir l’abstinence, voilà le plus grand défi. On ne guérit pas de l’alcoolisme. Les médecins parlent même de maladie chronique : les personnes anciennement dépendantes doivent, toute leur vie, rester vigilantes pour ne pas replonger. Dès lors, comment maintiennent-ils leur abstinence ? Comment les patients parviennent-ils à tenir ? Groupes de parole, suivi psychologique à long terme…Quels outils sont à leur disposition en Picardie ? Car éviter la rechute est un combat de tous les jours.
Deux fois par mois, ces anciens malades se réunissent et font le point sur leur consommation. Un espace où ils parlent de leurs difficultés en toute franchise, sans peur du jugement. "Ça fait du bien de parler avec des gens qui connaissent le sujet, constate l’une des personnes présentes. Des personnes qui, aussi, à travers leur expérience, peuvent nous aiguiller. Parce qu’avec la sobriété, tous les problèmes remontent. Et quand vous en parlez avec les gens à l’extérieur ou votre entourage, les addictions ne sont pas très bien vues. Pour beaucoup, ce n’est pas une maladie. C’est un vice", s'attriste un participant.
L’addiction, c’est quelque chose qui masque les problèmes et les difficultés. D’ailleurs, souvent les patients le disent : "moi, je bois pour oublier, pour ne plus penser, pour dormir".
Mathieu Hochart, psychologue en addictologie
Ce groupe de parole, Jean-Manuel Bethouart l’anime depuis plusieurs années. Treize ans après son sevrage, il a fait de sa dépendance à l’alcool une force qu’il met au service des autres. Diplômé en addictologie, intervenant dans des structures de soin, il est ce qu’on appelle un patient expert. "Un patient expert, c’est quelqu’un qui a connu la maladie. Qui a accompli un parcours de soins, explique le sexagénaire. C’est un peu une passerelle entre le monde thérapeutique et les personnes qui sont encore dans la problématique mais qui sont moins dans le cursus de soins qu’au début de leur parcours. Ça leur permet d’avoir l’occasion de rencontrer quelqu’un en qui ils peuvent avoir confiance parce qu’il a vécu la même maladie."
Aider les malades à vaincre la dépendance, c’est aussi le rôle du centre Sésame. Désormais situé dans les locaux de l'hôpital Pinel à Amiens, il ne propose plus de sevrage hospitalier pour le moment. En revanche, les consultations en addictologie sont maintenues. C’est grâce à elles, que Jacques, abstinent depuis cinq ans, a pu s’en sortir. "Quand on est dans l’autodestruction et dans le produit, on ne s’imagine pas pouvoir vivre sans. Les autres, l’environnement… On se demande toujours comment on va réussir à vivre tout ça sans produit. Mais en fait, quand on est abstinent, quand on est sevré, on se rend compte qu’on peut vivre, et même mieux, sans produit", constate Jaqcues.
Tous les deux mois, il se confie à son psychologue. Comme Jacques, de nombreux patients sont toujours suivis des années après leur sevrage. Un accompagnement essentiel pour soigner les maux à l’origine de l’addiction. "Traiter l’addiction en soi, ce n’est pas une fin. L’addiction, c’est quelque chose qui masque les problèmes et les difficultés, explique Mathieu Hochart, psychologue en addictologie. D’ailleurs, souvent les patients le disent : 'moi, je bois pour oublier, pour ne plus penser, pour dormir'. Et une fois qu’on enlève, c’est là que tous les problèmes vont refaire surface. C’est là qu’on va pouvoir travailler dessus. Et c’est tout l’objectif d’un suivi psychologique qui peut amener à une psychothérapie : c’est de travailler sur soi-même, ce qui n’est pas possible quand on est dans l’addiction."
Le risque accru d'une consommation précoce
Parce qu’on ne guérit jamais complètement de la dépendance, les professionnels de santé nous invitent à questionner notre rapport à l’alcool. Et ceci le plus tôt possible. À quel âge avez-vous commencé à consommer de l’alcool ? Combien de verres buvez-vous lorsque vous sortez entre amis ?
"Moi, je ne bois pas beaucoup : trois verres pas plus. Mais des verres de vodka", indique un jeune homme interrogé à la sortie d’un bar d’Amiens. Son ami avoue n’avoir jamais compté. "Ça peut aller jusqu’à sept ou huit", pour cette jeune femme. "Souvent une ou deux bières quand je suis posé à la maison, raconte un autre jeune. Dans les bars, ça dépend de l’engouement ou de l’envie. Là, ça peut être beaucoup plus."
Avoir un comportement de binge drinking entre 18 et 25 ans, ça multiplie par trois le risque d’être alcoolodépendant après.
Mickaël Naassila, directeur du Groupe de recherche sur l'alcool et les pharmacodépendances.
Boire beaucoup et vite, c’est ce qu’on appelle le "binge drinking" ou hyperalcoolisation rapide. Une façon de consommer très répandue chez les jeunes. En 2021, la moitié des étudiants avouait en avoir fait l’expérience. Le binge drinking, c’est six à sept verres d’alcool absorbés en moins de deux heures. Une pratique qui a attiré l’attention d’un groupe de chercheurs amiénois.
Depuis mars 2024, ils mènent une étude clinique sur la consommation d’alcool des étudiants. Car si l’alcoolisation rapide toutes les classes d’âge, les jeunes sont plus sensibles. Pour beaucoup, c’est en arrivant dans les études supérieures ou un peu avant. Des soirées étudiantes, "Le binge drinking arrive quand on entre à l’université. C’est vraiment associé à tous ces rites d’initiation, les fêtes d’étudiants, les soirées et les week-ends d’intégration, etc, révèle Judith André, enseignante-chercheuse en neurosciences à l’Université de Picardie (UPJV). Les étudiants sont à un âge où le cerveau n'est pas mature et ils sont particulièrement vulnérables à la neurotoxicité de l’alcool. Et on sait très bien que c’est à cet âge-là que ça peut générer des troubles cognitifs et émotionnels qui perdurent à l’âge adulte."
Baptisée Smartbinge, l’étude se déroule à Amiens mais aussi à Lille, Nîmes et Reims. Pendant trois mois, les participants sont invités à renseigner leur consommation sur leur téléphone à l’aide d’une application. "En fait, c’est un agenda de consommation, nous montre Pierre Sauton, chercheur postdoctoral et chef du projet Smartbinge. C’est à partir de cet agenda, selon ce qu’ils ont indiqué dedans et ce qu’ils ont consommé comme alcool qu’ils vont recevoir des notifications personnalisées."
L’application félicite les étudiants s’ils ne boivent pas et leur adresse de la prévention. Mickaël Naassila dirige l’étude. Auteur de nombreux ouvrages sur l’addiction à l’alcool, pour lui, il s’agit de prévenir le risque de dépendance. "Avoir un comportement de binge drinking entre 18 et 25 ans, ça multiplie par trois le risque d’être alcoolodépendant après, explique le directeur du Groupe de recherche sur l'alcool et les pharmacodépendances. Donc c’est un facteur de risque de développer une addiction à l’alcool. Et il y a des aspects aussi qui sont moins étudiés en France, mais qui devraient l’être, ce sont les aspects sociaux. Il y a du marketing pour pousser les jeunes à boire et à prendre des habitudes de consommation très tôt. On fait la fête. Et puis ça concerne beaucoup le milieu post-bac pour ne pas dire étudiant."
En France, celui qui ne boit pas est montré du doigt, accusé d’être "chiant". Pourtant, les études le montrent : consommer des boissons alcoolisées n’est pas un acte anodin. L’alcool est responsable de 41 000 décès chaque année.
*Le prénom a été modifié.
Édité par Jennifer Alberts / FTV.