Par nécessité ou simplement par choix, ils ont décidé de tout recommencer à zéro et de changer de vie et de métier. Un nouveau départ qu'aucun ne regrette même si ça n'a pas été toujours facile.
Assis devant une petite boîte, Xavier Philippe en sort une à une les traces de sa vie antérieure. Coupures de presse, photos. Il ne lui reste pas grand-chose de son passé de sportif de haut niveau. Lui qui fut pendant plusieurs années champion international d'aviron au sein de l'équipe de France.
Champion d'aviron aujourd'hui éleveur de chèvres
"Je ne retrouve même plus mes médailles, mes coupes, tout ça, confesse-t-il sans aucune tristesse dans la voix. C’était il y a 20 ans. Il y avait très peu de téléphones portables. On ne faisait pas de selfies. Et j’ai très peu de souvenirs, très de peu de photos de moi. Ce qu'il y a là, ça me permet de me dire ah oui ! J’y étais ! Ce n’est pas un rêve ! Ce n’est pas imaginaire tout ça !"
Il y a bientôt 10 ans, voyant la fin de sa belle carrière arriver, Xavier Philippe décide de devenir éleveur de chèvres. Lui, l'Amiénois, petit-fils d'un marchand de bestiaux, qui passait, enfant, ses vacances à la campagne sur les tracteurs des agriculteurs. "C’est quelque chose qui m’a toujours plu. Je m’en suis détaché quand mon grand-père est décédé. Et l’aviron a pris le dessus. Je me suis investi dans mon sport. Mes vacances, c’était l’aviron ! Les stages, les compétitions d’aviron, c’était ça, mes vacances. (...) Mais j’avais envie de changer de vie. J’avais fait le tour de l’aviron et je voulais voir d’autres choses. Et à la fin de ma carrière, c’est revenu progressivement, cette envie de revenir à la terre, à la campagne."
Mais c'est bien là pour Xavier le seul atavisme familial. Il n'y connaît rien aux chèvres. Rien à l'élevage. Il doit tout apprendre. D'autant qu'il ne cherche pas la facilité en choisissant de créer sa chèvrerie de A à Z plutôt que d'en reprendre une. Dix ans plus tard, à la tête d'un cheptel de 140 bêtes et d'une fromagerie artisanale et bio à Prouville dans la Somme, Xavier reconnaît que son mental de sportif l'a grandement aidé : "ma carrière de sportif de haut niveau m’a appris à ne rien lâcher. Et sur ma chèvrerie, c’est ça : ne rien lâcher. J’ai eu des hauts mais j’ai eu surtout beaucoup de bas parce que j’ai tout créé. J’ai eu du soutien de la part des gens qui m’entourent. Mais je n’ai jamais rien lâché. Et je pense que l’aviron, ça m’a apporté ça."
Je suis heureux parce que ça me comble comme l’aviron pouvait me combler. C’est quelque chose où je me dépasse, je me surpasse. Comme lors d'une compétition ou d'un entraînement.
Xavier Philippe
Et l'aviron n'est jamais bien loin dans la vie de Xavier : il commence chacune de ses journées par dix kilomètres sur un rameur, que lui, en bon technicien, appelle ergomètre. Mais quand on lui demande s'il regrette sa vie d'avant, la réponse est douce, énoncée dans un large sourire : "on a tous des regrets de quelque chose. J’aurais pu faire plein de choses différentes, c'est sûr mais ça ne me pèse pas. En commençant mon projet de chèvrerie, je savais que je fermais la porte au haut niveau. Ça aurait été compliqué de faire les deux. Aujourd’hui, je vis et je découvre plein de nouvelles choses dans ma nouvelle vie et c’est très bien comme ça. Je suis heureux parce que ça me comble comme l’aviron pouvait me combler. C’est quelque chose où je me dépasse, je me surpasse. Comme lors d'une compétition ou d'un entraînement. La chèvrerie, c’est mon petit paradis : le bâtiment, les chèvres, le bricolage, c’est mon petit monde à moi. (...) Et j’y suis bien. Il y a ma petite femme, mon fils, mes parents. J’ai tout ce dont j’ai besoin autour de moi."
Aide-soignante pendant 42 ans, elle devient cheffe cuisinière
Florence Hecquet avait également tout ce dont elle avait besoin. Mais un divorce l'oblige à reprendre le travail alors qu'elle est tout juste retraitée. Cette ancienne aide-soignante désormais seule ne s'en sortait pas financièrement. Une nécessité économique qui l'a conduite il y a deux ans dans les cuisines de La Gargouille, un restaurant bien connu à Amiens. Aujourd'hui cheffe cuisinière, cette mère de quatre grands enfants commence ses journées très tôt par aller faire quelques courses aux halles du beffroi. "On ne fait que des produits frais, explique-t-elle fièrement. Quand il n'y en a plus, on ne sert plus le plat même si les clients le commandent."
Son nouveau métier, Florence le voit un peu comme une suite logique de celui d'aide-soignante qu'elle a exercé durant 42 ans. Les deux univers ne sont pas si éloignés qu'ils y paraissent selon elle : "pour être aide-soignante, il faut aimer le contact avec les gens. Et la cuisine, c’est pareil. Si on n’aime pas les gens, si on n’aime pas donner un peu de bonheur, il ne faut pas faire ces métiers-là. C’est beaucoup d’amour. Apporter le bien-être aux patients et aujourd’hui aux clients. Il faut que les gens partent d’ici heureux et contents. C’est incontournable. C’est une priorité."
Autre point commun : l'investissement physique que demandent ces deux professions. De retour au restaurant, Florence doit ranger ses achats à la cave et descendre pour cela un escalier de meunier peu pratique. À 65 ans, elle reste debout de 7h à 15h dans sa petite cuisine "où il y a bien trois ou quatre degrés de plus qu'en salle. (...) J'avoue que le soir c'est un plaisir de me mettre dans mon lit et de m'endormir rapidement !".
Chaque semaine, le menu change avec toujours deux entrées, quatre plats et trois desserts. Une carte dont Florence partage la préparation avec le deuxième cuisinier. Mais la ficelle picarde, c'est son pré carré. C'est d'ailleurs lorsqu'elle a fini la pâte à crêpe que Quentin, le second du restaurant, arrive. Et tous les matins, c'est le même rituel pour ce duo très complice : "on met Feu Chatertone !", s'exclament en cœur les deux collègues que plusieurs décennies séparent. Une ambiance qui ravit Florence, tout sourire :"voilà une bonne journée qui commence ! On chahute pas mal. Je suis un peu la maman."
Ça m’a permis de mieux me connaître. Savoir que je suis capable de faire ça alors que ce n’était pas mon métier de base, de franchir le pas et d’y arriver.
Florence Hecquet
"Souvent, on chante ensemble, raconte le jeune homme. Moi, j’installe la terrasse et Florence continue à faire ses ficelles picardes ! Ici, on est une équipe avec que des garçons. Alors Florence, c'est évidemment la touche féminine mais surtout la touche de sagesse et une énergie folle. On a du mal à la suivre parfois !"
Dans cet environnement survitaminé, Florence a trouvé sa place. Et son nouveau métier a fait office de thérapie pour elle : "Plutôt que de me morfondre chez moi, heureusement que j’ai pu venir travailler ici et avoir l’esprit occupé. Quelque part, ça a été une très bonne chose. Ça m’a permis de me mieux me connaître. Savoir que je suis capable de faire ça alors que ce n’était pas mon métier de base, de franchir le pas et d’y arriver. Oui. Heureusement qu’il y a eu cette étape dans ma vie", résume-t-elle.
Après 45 ans de vie active, Florence aspire néanmoins à prendre définitivement sa retraite fin 2024. Une décision qui ne lui fait pas peur, à elle, l'hyperactive qui a "au moins une quarantaine de livres en retard à lire !".
Des claviers au marteau et à l'enclume
Des livres en retard, Cédric Despagne doit en avoir lui aussi quelques-uns. Depuis six ans, il se donne corps et âme pour la ferronnerie d'art. Un métier manuel, physique et âpre qui n'a rien à voir avec celui d'informaticien qu'il a exercé pendant 20 ans. Dans sa forge installée à Poulainville dans la Somme, la chaleur et le bruit du marteau sur l'enclume occupent tout l'espace : "une journée de chauffe complète, ça peut être dur physiquement. Il faut faire attention au cou, au dos, aux poignets (...) Mais aujourd’hui, on a quand même des marteaux-pilons qui vont nous préserver parce qu’ils tapent à notre place et ils tapent fort !"
On ne peut pas du jour au lendemain ne plus avoir de salaire pendant trois ou quatre ans sans que ce soit décidé en famille. Ça aurait été très compliqué sans le salaire de ma femme.
Cédric Despagne
Cédric mesure la chance qu'a été la sienne de choisir de changer de vie et de métier. Pendant 13 ans, il a officié dans un centre de réinsertion professionnelle pour travailleurs en situation de handicap dans l'Oise. "C’est une période que j’ai adorée ! Il y avait un relationnel très fort avec les stagiaires. J'étais confronté à des parcours de vie très atypiques : des accidents de la route, des maladies, des accidents du travail. Ces personnes sont là pour changer d’orientation mais ça n’est pas un choix de leur part. Contrairement à ce que moi j’ai fait, qui est nettement plus facile : j’ai choisi de changer de métier. Eux, ils ont cette obligation parce que la vie a fait qu’ils ne peuvent exercer leur métier. Un métier qu’ils pouvaient aimer d’ailleurs et on leur a dit ‘tu es obligé de faire autre chose’. Ça a certainement participé à ma réflexion de changer de métier moi-même."
En 2015, il fait donc le choix de changer de métier. Après une rupture conventionnelle de contrat, il part un an au Havre pour se former à la ferronnerie d'art et crée ensuite son entreprise. Finie donc la vie de bureau pour Cédric. Et le confort d'un salaire mensuel : "je commence seulement à me verser un salaire. Mais depuis que je suis installé, quand je fais un peu de bénéfice, je rachète une machine, un outil, mais mon salaire est quasiment inexistant. (...) Ça aurait été très compliqué sans le salaire de ma femme. C’est un projet qui a été décidé ensemble."
Aller vers l'artisanat d'art a été comme une évidence pour Cédric : son père est menuisier et son frère, ébéniste. Ce qui est étonnant finalement, c'est qu'il soit devenu informaticien, œuvrant dans un monde "très abstrait, purement technique et très binaire."
Spécialisé dans la restauration du patrimoine communal, c'est la précision du geste qui le motive. Pour lui, mettre sa patte sur la statue d'une église ou la grille d'un cimetière relève du privilège : "rénover du monument historique et le travail de ferronnerie d’avant, c’est quelque chose que j’adore faire. C’est une redécouverte du travail des anciens. Et puis avoir le droit de poser les mains, d’ajouter des pièces, de changer des pièces, de les rénover… Si ça repart pour autant de temps, c’est plutôt satisfaisant. Quand on rénove un ouvrage de 1630/1680, il repart pour autant de temps s’il est entretenu. (...) On laisse une petite trace, une petite empreinte" alors que, debout sur échafaudage, il fixe un christ en fonte de 35 kg sur un calvaire.
À 50 ans, Cédric le certifie : "je ne reviendrai pas en arrière. Je suis bien là. Je suis dans mon élément. (...) C’est mon dernier métier ! Je vais finir forgeron et ferronnier !"
Toujours prof mais de hatha yoga
La nouvelle vie de Delphine Bloc est plus zen et silencieuse que celle de Xavier, Florence et Cédric. Enseignante en arts plastiques en collège et lycée pendant 25 ans, elle est toujours professeure mais de hatha yoga.
Le yoga est entré dans la vie Delphine alors qu'elle était adolescente. Une pratique et une philosophie qu'elle partageait avec ses jeunes élèves : "j’avais mis en place un club le midi pour les élèves au collège. J’ai commencé le yoga très jeune. À 16 ans, j’allais faire du yoga avec une copine. Ce n’était pas le même type de yoga que celui que j'enseigne aujourd'hui. Mais je sentais déjà que ça m’attirait. Et j’ai fait du yoga jusqu’à ce je trouve cette pratique de hatha yoga. Là, j’ai compris que c’était ça."
Mais le glissement vers son nouveau métier ne s'est pas fait brusquement. Delphine n'a pas tout envoyé valser du jour au lendemain. La prise de conscience que sa vie était ailleurs que dans une salle de classe s'est faite petit à petit, par accumulation. "Il y a eu des choses. Il y a eu des déclencheurs. J’ai eu un divorce, un cancer du sein, raconte-t-elle d'une voix douce et posée. Mais ça n’est pas à ces moments-là que je me suis dit que j’allais aller vers le yoga. Sans doute que tous ces accidents de vie font qu’à un moment donné, on se remet en question et on s’aperçoit qu’il faut peut-être réagir. Mais c’est multifactoriel. Il y a eu plusieurs facteurs qui m’en amenaient là. Et j’avais vraiment envie de changement. Ce n’était pas seulement le yoga. À ce moment-là de ma vie, j’avais envie de changement."
Après s'être formée durant trois ans à cette pratique spécifique du yoga, elle décide alors de démissionner de l'Éducation nationale en 2018 pour créer son école de hatha yoga. Un saut dans l'inconnu qui a surtout inquiété son entourage : "je quittais un confort. Notamment le fonctionnariat. Tout le monde me disait ‘Delphine, tu es folle. Tu es fonctionnaire. Prends un congé momentané. Prends un mi-temps mais ne démissionne pas.' J’avais un statut qui était sécurisant. Mais je n’étais pas inquiète. J'étais confiante. Et puis dans le yoga, on travaille aussi là-dessus, sur nos peurs, notre confiance. Donc ça aide bien pour ça !"
J’ai gagné en qualité de vie. Alors oui, il y a des choses auxquelles j’ai renoncé. Mais sans contrainte.
Delphine Bloc
Aujourd'hui, son école installée à Amiens compte une centaine d'élèves. Sans compter les stages qu'elle organise régulièrement, Delphine dispense douze heures de cours par semaine. Des cours qu'elle prépare scrupuleusement. Une habitude héritée de son autre métier d'enseignante. "J’ai gardé cette rigueur de l’enseignement. Je fais des cours vraiment préparés avec des illustrations que je fais moi-même puisque je dessine toujours. Je dessine les postures. Je note la trame de ce que je fais faire en cours. Et ce côté fiches, construction du cours qu’on apprend pour enseigner, ça m’aide aujourd’hui. La rigueur, la progression d’un cours, la pédagogie. Mine de rien, c’est bien ancré depuis longtemps même si ce n’était pas pour la même discipline. Aujourd’hui, je prépare mes cours de yoga comme je préparais mes cours d’arts plastiques."
Celle qui assure avoir "beaucoup aimé mon métier d'enseignante" a trouvé une autre voie d'épanouissement professionnel et personnel. Et de conclure dans un sourire qui illumine son visage "je suis très très contente de ce que je fais. J’ai gagné en qualité de vie. Alors oui, il y a des choses auxquelles j’ai renoncé. Mais sans contrainte."
Avec Yolande Malgras / FTV