Un fragment de la célèbre tapisserie dérobé en 1816 par un artiste britannique est le point de départ d'une exposition présentée au Musée d'Art et d'Histoire de la ville et retrace l'histoire de l'œuvre au cours du XIXe siècle.
"C'était un jeune homme reconnu pour son sérieux." En 1816, Charles Stothard, sujet de sa majesté, débarque à Bayeux. L'artiste de tout juste 30 ans est missionné par la société des antiquaires de Londres. "A cette époque-là, la communauté scientifique, les érudits échangeaient beaucoup sur la tapisserie de Bayeux, ils essayaient de découvrir son origine. La première source avérée date de 1476. C’est l'inventaire du trésor de la cathédrale de Bayeux. Avant ça, on ne peut qu’essayer de trouver un faisceau d’indices pour comprendre l’origine de la tapisserie", explique Clémentine Paquier-Berthelot, chargée de programme numérique au musée de la Tapisserie de Bayeux.
En ce début du XIXe siècle, cette quête des origines mobilise grandement les érudits de part et d'autre de la Manche. Chacun souhaite revendiquer la "paternité" de cette page d'histoire commune. Les débats sur le sujet sont vifs, aussi vifs que les guerres napoléoniennes qui viennent d'opposer les deux empires. C'est dans ce contexte que Charles Stothard arrive dans la capitale du Bessin, à l'été 1816. "La société des antiquaires de Londres, qui veut en savoir plus, demande à un artiste de venir à Bayeux pour la reproduire dans ses moindres détails pour pouvoir ensuite l’étudier à Londres tranquillement."
Déroulée sur demande
A Bayeux, le jeune artiste britannique ne rencontre aucun obstacle. "A cette époque, la tapisserie n’était pas exposée aux yeux du grand public. Elle était entreposée dans un rouleau. Sur demande, les agents de la Ville de Bayeux la déroulait littéralement. Les réglementations en termes de conservation n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui", s'amuse Clémentine Paquier-Berthelot.
Charles Stothard accomplit sa mission et repart au pays avec la première reproduction complète en couleur de la tapisserie de Bayeux, une reproduction "particulièrement importante pour la vie de la tapisserie, pour sa connaissance par le monde scientifique". Et le début d'une histoire pleine de rebondissements relatée par l'exposition "Tapisserie de Bayeux : fragments d'histoire" au musée d'art et d'histoire de Bayeux (MAHB).
Car Charles Stothard n'est pas reparti les mains vides. Dans ses bagages, un petit fragment de 6 centimètres prélevé sur la bordure supérieure de la scène 56, à la fin de la tapisserie. Dans un premier temps, ce "retrait", comme on le définit diplomatiquement au MABH, passe relativement inaperçu. "Charles Stothard est décédé assez vite après cet événement en 1821 à l’âge de 33 ans, une mort accidentelle sur un chantier de reproduction d’un vitrail. On sait juste qu’il l’a donné assez vite à l’un de ses collègues de la société des antiquaires de Londres, en 1816, dans les mois qui ont suivi." Le fragment va ensuite passer de collectionneur en collectionneur et réapparaître au grand jour quand l'un d'entre eux décidera de l'exposer.
Le grand public découvre la tapisserie
Pendant ce temps-là, de l'autre côté de la Manche, la tapisserie amputée entame un nouveau chapitre de son histoire, une histoire parallèle que nous raconte l'exposition présentée au musée de Bayeux jusqu'au 18 septembre. En 1840, elle est inscrite aux monuments historiques avant d'être présentée pour la première fois au public deux ans plus tard. "Il a fallu trouver des astuces pour réaliser un meuble vitrine adaptée à la dimension de l'œuvre dans un espace relativement restreint. C’est difficile de trouver un espace de 70 mètres de long, aujourd'hui comme hier." Au cours de ce XIXe siècle, la tapisserie "change aussi de visage". Elle est complètement restaurée, son fragment disparu remplacé.
Outre Manche, le morceau de toile de lin brodé de laine poursuit sa route et finit par arriver en 1864 dans les collections du South Kensington Museum de Londres (aujourd'hui le Victoria & Albert Museum). Le directeur de l'époque, Sir Henry Cole, se passionne pour la photographie alors en plein essor dans cette seconde moitié du XIXe siècle. "Il a décidé de venir à Bayeux avec ce petit fragment en disant : je vous le rends officiellement pour qu’il retourne à la tapisserie, est ce que vous voulez bien m’ouvrir vos portes pour que je fasse la première campagne photographique de la tapisserie de Bayeux ?"
Une date majeure dans l'histoire de la tapisserie
Cette année, on célèbre le 150e anniversaire de cette restitution (le 14 août 1872) et de la réalisation de la première campagne photographique complète de la tapisserie par les équipes du South Kensington museum. Une date majeure dans l'histoire de l'œuvre. "C'est un enjeu extrêmement fort pour le rayonnement de la tapisserie. Pour la première fois, on a accès à une photographie. Elle a été très vite diffusée dans les écoles d’art, dans les musées du monde entier. Elle a été présentée à plusieurs expositions universelles, notamment à Chicago en 1893. Dernièrement, on a découvert l’existence d’une de ces reproductions photographiques à Saint-Pétersbourg, au musée de L'Ermitage. Et donc, ça a vraiment participé au rayonnement et à la connaissance de la tapisserie par le grand public."
150 ans plus tard, le musée de Bayeux et le Victoria & Albert Museum (l'ancien South Kensington Museum) ont noué un partenariat pour créer cette exposition mais aussi lancer une campagne de numérisation des 180 plaques de verre photographiques réalisées en 1872. Le fragment "disparu", lui, est entreposé bien à l'abri dans un local technique. "C’est une opportunité exceptionnelle pour nous de pouvoir toucher du doigt un témoin de l’état de l’œuvre en 1816", explique Clémentine Paquier-Berthelot, "Le fragment a été très peu exposé à la lumière, beaucoup moins que la tapisserie elle-même. C'est l’occasion de l’étudier, de l’analyser, d'en savoir un peu plus sur les matériaux constitutifs de la tapisserie."
Un dernier mystère non résolu
L'histoire du fragment disparu ne s'arrête pas en 1872 avec sa restitution. Le morceau de toile de lin de 6 centimètres a continué de faire parler de lui plusieurs années après. "Il y a eu quelques on-dit, quelques rumeurs publiées comme quoi ce n’était pas Charles Stuttard qui avait réalisé ce retrait mais son épouse. Elle a été accusée pendant très longtemps d’avoir commis ce vol. Ce vol a été mené par “un instinct” féminin, pouvait-on lire en 1881 dans les colonnes du Times", raconte Clémentine Paquier-Berthelot, "Elle était encore en vie. Elle avait 91 ans. Elle a dû se battre avec son neveu pour laver son nom. Elle a dû témoigner et dans son témoignage elle a évoqué un deuxième fragment. Dont on ne sait rien. Un autre fragment se trouve peut-être quelque part aujourd'hui. On n’en a pas de trace. C’est un mystère."
L'exposition "Tapisserie de Bayeux : fragments d'histoires" est à découvrir au musée d'art et d'histoire Baron Gérard de Bayeux jusqu'au 18 septembre