La société Vensolair souhaite implanter un parc éolien sur la commune du Manoir, dans le Calvados. Pour faire face aux fortes oppositions de certains habitants, un collectif citoyen s’est créé pour cogérer le projet. Enquête sur ce modèle alternatif.
C’est un feuilleton local comme on pourrait en écrire des dizaines dans chaque région de France. Voilà plus de six ans que l’entreprise privée Vensolair prépare un projet d’implantation de parc éolien sur la commune du Manoir, dans le Calvados. Et on ne peut pas dire que le projet ait le vent dans les pâles.
Un projet de cinq éoliennes de 150 mètres de haut
Plantons le décor : Vensolair veut construire un parc éolien dans un bout de campagne normande et entame les premières démarches dès 2018. Quatre ans plus tard, des riverains découvrent le projet et s’y opposent fermement, recours administratifs à portée de main.
5 éoliennes de 150 mètres de haut maximum doivent produire entre 35 000 et 50 000 mégawatts par an. Le parc doit répondre en partie aux objectifs du Plan climat-air-énergie territorial voté en 2021, qui prévoit d’augmenter la consommation d’énergie renouvelable de 73 % en 2030 par rapport à 2014. Pour l'éolien, c'est 96 GWh de plus, soit quatre fois la production actuelle.
Des inquiétudes légitimes versus la nécessité d'une énergie plus sobre, ajoutez à cela un fond d'inimitiés entre élus locaux. Le scénario est digne d’une série télévisée à suspense. Mais c’est surtout une histoire vue et revue... avant qu’un troisième acteur n’entre dans la danse.
Partager le pouvoir et les retombées économiques
Il s’agit d'Enercoop, un réseau de coopératives à but non lucratif en faveur des énergies renouvelables. Un médiateur pas vraiment impartial puisqu’il souhaite faire aboutir le projet mais qui ne reçoit "aucune commission" pour son implication.
“Le deal est là : partager le pouvoir de décision et les retombées économiques entre le promoteur et les riverains mais aussi favoriser le territoire", explique Laurent Ouvrard, responsable des énergies renouvelables pour la Normandie. Cela passe par la création de collectifs citoyens, qui se réunissent une quinzaine de fois par an pour "participer pleinement à la gouvernance du projet et monter en compétences sur le sujet".
Décembre 2024, le collectif dépose lui-même des dépliants dans les boîtes aux lettres des riverains concernés, à Ryes, Sommervieu, Bazenville, Le manoir et Vienne-en-Bessin. Mais le ton élogieux et la composition du collectif demeurant inconnue, “pour conserver la sérénité nécessaire” aux travaux et “éviter toute menace personnelle”, installent un léger doute...
Et si ce n'était qu'un écran de fumée de Vensolair pour mieux faire passer la pilule auprès des riverains ? Pour trancher la question, nous les avons rencontrés. Mercredi 18 décembre, rendez-vous est pris vers 17h pour assister à une permanence publique d’information dans la salle des fêtes du Manoir.
Quelques représentants du collectif — composé d'une vingtaine de personnes en tout — sont là : Dario Pizzuto, un habitant de Sommervieu, le maire Yves Le Guillois et un élu municipal souhaitant rester anonyme. Le chef de projet Vensolair Benoît Loquet et Laurent Ouvrard d'Enercoop complètent le groupe.
Rapidement, le collectif semble afficher de fortes convictions et une solide boussole morale : le bien commun et l'urgence climatique. "On s'investit pour le collectif, pour le futur, parce qu'il faut trouver d'autres sources d'énergie renouvelables et arrêter l'énergie obésité", déclare convaincu l'élu municipal.
On a déjà pris des décisions sur le projet alors qu'on n’a pas mis un rond dedans.
Un membre du conseil municipal du Manoir
Parmi les décisions, le choix des entreprises de construction locales, celui de l’implantation envisagée des éoliennes ou leur nombre. L'autre avantage est financier : les citoyens peuvent investir directement dans le projet en tant qu'actionnaires et recevoir des dividendes une fois le parc inauguré.
"On a le droit d'être en colère"
Sur le papier, rien ne dépasse. Une petite dame aux cheveux gris entre dans la salle : elle va bientôt acheter au Manoir et souhaite se renseigner sur le projet d'éoliennes. Les discussions se poursuivent, les chiffres et schémas défilent, quand tout à coup la porte vitrée de la salle des fêtes s’ouvre une nouvelle fois.
Six personnes entrent, visages fermés et airs résolus. Le maire n'a pas de quoi se réjouir cette fois : ce sont de fervents opposants au projet, certains font même partie de l'Apeb, l'Association de protection de l’environnement du Bessin. Ils viennent tous venus de Vienne-en-Bessin, une commune qui s'est déjà déclarée opposée au projet.
Ce soir, ils portent une revendication précise : l'éolienne E3 est trop proche des maisons. Elle est pourtant prévue à 765m des habitations, c’est plus que la limite légale de 500 mètres. Les quatre autres éoliennes seraient situées entre 1047m et 1750m des maisons.
"On a le droit d'être en colère : on a trois éoliennes en ligne de mire, on se dit que c'est la peine maximale, proteste ardemment l'une des riveraines. Vous écrivez qu'il reste des ajustements à faire, c'est une jolie petite phrase pour nous endormir ou c'est vrai ?"
Les réponses abondent : peut-on la déplacer ? Difficile de trouver une place avec toutes les contraintes légales, notamment écologiques. La supprimer alors ? "Compliqué", répond sans détour Laurent Ouvrard d'Enercoop, "le projet deviendrait moins intéressant économiquement".
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Tout cela aurait pu être discuté auparavant si les habitants avaient participé aux réunions d'information publiques ces dernières années. Quant à s'impliquer dans le collectif citoyen, ils ne le souhaitent pas. Et Laurent Ouvrard précise que si toute personne est bienvenue pour l'intégrer, "une attention particulière" est apportée aux personnes ouvertement hostiles aux projets. Pas sûr que leur candidature ne soit acceptée de toute façon...
"Pourquoi nous emmerder ici alors qu'on pourrait les mettre en mer ?", s'insurge un Viennois. “On n’est pas contre en soi, les éoliennes pourquoi pas, mais pas ici”, résume un autre habitant. Le dialogue animé mais respectueux se poursuit, certaines idées reçues et fake news combattues. Pour autant, le groupe ne semble pas convaincu : "C'est du blabla, ça ne nous fera pas changer d'avis".
D'autres exemples qui ont réussi
Ce genre de projets citoyens n’est pas une nouveauté, 44 autres projets éoliens sont en cours ou ont déjà abouti en France, selon le décompte de l’association Energie Partagée. L'un d'eux installé en Mayenne s'appelle Vents Citoyens.
Le collectif possède 25% du parc de quatre éoliennes, le reste appartient à la société allemande ABO Energy. “Le but n’est pas spéculatif mais le parc est rentable. Sur les 2 millions d’euros de production annuelle, environ 7 à 8% reviennent aux citoyens”, explique l'un des fondateurs du projet, Jean-Luc Frétigné.
Une preuve que le modèle collaboratif peut fonctionner, et bien. Mais la route est encore longue avant que le vent ne fasse tourner les pales des moulins du Manoir. Le dossier doit être présenté à la Préfecture avant 2025. S'il est conforme, trois mois d’enquête publique suivront et le fin mot de l’histoire sera apporté par le préfet.
Le collectif citoyen du Manoir "s'attend à avoir des recours administratifs" de la part des opposants. "Si le projet voit le jour en 2029, on sera contents", plaisante l'un de ses membres.
La future Manérienne a écouté attentivement les débats, "impressionnants d'expertise" et “relativement mesurés” par rapport à la situation tendue. Elle, en tout cas, ne semble pas découragée par la possible installation de ces grands moulins blancs et compte quand même s'installer dans la commune. Quant à rejoindre le collectif, il faudra qu'elle y réfléchisse.