Le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, était en visite au Havre ce lundi 13 janvier 2025. A deux semaines de l’étude par le Sénat d’un texte sur la criminalité organisée, il a fait le point sur les mesures qu’il veut mettre en place pour combattre le fléau du narcotrafic.
C’est une visite très politique qui s’est déroulée ce lundi matin au Havre. En se rendant dans la cité Océane, Bruno Retailleau se trouvait dans la principale porte d’entrée du trafic de cocaïne en France.
Après avoir visité l’hôtel de police et la sous-préfecture, le ministre de l’Intérieur a déjeuné avec le maire Edouard Philippe. Avant son départ, il a donné les chiffres des saisies de drogue en 2024 et a expliqué aux journalistes ce qu’il comptait déployer pour combattre le narcotrafic en France.
Un parquet national spécialisé dans la lutte contre le trafic de drogues
Le ministre veut combattre le narcotrafic comme le terrorisme : "nous allons nous réarmer comme nous l’avons fait il y a 10 ans avec la montée du terrorisme".
Le 28 janvier, le Parlement étudiera un texte fondamental : "il va y avoir un état-major pour le renseignement, pour les forces de sécurité intérieure interministérielles pour mieux se coordonner. Il y aura la spécialisation de la chaîne judiciaire avec la création d’un parquet national spécialisé. Il y aura aussi d’autres instruments contre le blanchiment, contre la corruption… Bref, on va forger un nouvel arsenal législatif".
Concernant l’annonce du ministre de la Justice sur la prison dédiée à 100 narcotrafiquants, Bruno Retailleau a salué cette décision et a rappelé que Mohammed Amra, toujours en cavale après son évasion au péage d’Incarville, commanditait des règlements de compte depuis sa cellule.
Une structure de recherches dédiée au port du Havre
Une cellule de renseignement portuaire dédiée au port du Havre va être créée avec un renfort de policiers et de gendarmes. Au 1er février, un nouveau patron sera nommé à la tête de l’Ofast (Office antistupéfiants). Il s’agit de Dimitri Zoulas, un "très, très, bon connaisseur" du sujet, a assuré Bruno Retailleau.
Commissaire divisionnaire, il a été le fondateur du Sirasco, un service de la police judiciaire créé en 2009 pour renseigner et analyser la criminalité organisée. "Il détient une connaissance peu commune de la géopolitique du crime grâce à un parcours international dense, notamment dans les Balkans, en Grèce ou encore en Algérie", a-t-on ajouté au ministère de l'Intérieur, où on salue un "pionnier et un expert du renseignement criminel, très fin praticien de la police judiciaire".
L'Ofast n'avait plus de chef depuis mi-juillet et le départ de Stéphanie Cherbonnier, nommée directrice adjointe de la sécurité publique. Elle avait dirigé cet office, chef de file français de la lutte contre le trafic de stupéfiants, depuis sa création en 2020.
Cette vacance de six mois à ce poste clé suscitait l'incompréhension des professionnels travaillant sur le narcotrafic, alors que ce sujet a été érigé en priorité nationale par le gouvernement.
Des saisies records en 2024
Le ministre de l'Intérieur a dévoilé le bilan des saisies, tous produits stupéfiants confondus, au cours des onze premiers mois de 2024.
Près de 47 tonnes de cocaïne ont été saisies par les services français chargés de la lutte antistupéfiants sur les 11 premiers mois de 2024, le double de 2023, a annoncé Bruno Retailleau.
Il s'agit du dernier bilan à date, qui ne comptabilise pas les deux tonnes saisies au Havre le 30 décembre 2024. "C'est historique, un record. En un an, les saisies de cocaïne ont plus que doublé puisque 23 tonnes avaient été saisies sur l'ensemble de l'année 2023. En dix ans, on a un décuplement de la saisine de cocaïne", a-t-il ajouté.
"Une goutte d'eau dans le tsunami blanc"
Les saisies de produits stupéfiants, même massives n'ont que peu de conséquences sur le trafic, notent cependant les spécialistes, et elles ne représentent qu'une infime partie de ce qui entre et circule réellement en France. Si les forces de l'ordre ont été "excellentes cette année, elles ont dû saisir 20% des produits stupéfiants, 5%, si elles n'ont pas été bonnes, et, si elles ont été comme d'habitude, 10%", explique un policier spécialisé.
Les saisies, même d'ampleur, le laissent de marbre : "il n'y a que les politiques pour faire la course à la quantité saisie", qui n'est pas "forcément significative d'une déstabilisation ou du démantèlement d'une organisation".
Avec deux tonnes, tu vas faire du mal à l'organisation, mais tu ne les mettras pas à plat. Ils s'en remettront.
Une source policièreà l'AFP
Pour les spécialistes, c'est un véritable "tsunami blanc" qui a déferlé sur les ports, les aéroports, les routes et les côtes françaises en 2024. Selon eux, cette forte hausse de cocaïne en circulation s'explique par une "explosion de la production" en Amérique du Sud, une "démocratisation de la consommation en Europe" et une "saturation" du marché américain.
A cela s'ajoute une rentabilité extrême pour les trafiquants. Le kilo de cocaïne vaut "entre 2 000 et 2 500 dollars (1 950 à 2 440 euros) en gros en Colombie, 5 000 (près de 4 900 euros) aux Antilles françaises" et finit à "33 000 euros au Havre", détaille un enquêteur. De quoi "susciter des vocations".
Une saisie d'ampleur jamais "neutre"
Richissimes et puissants, les narcotrafiquants ont aussi "très bien compris le mode de fonctionnement des institutions répressives", observe un magistrat spécialisé, qui les pense capables de "donner" une partie de leur marchandise pour s'assurer le passage sans encombre du reste. Un "tuyau" sur un conteneur suspect va concentrer toute l'attention du "port et de la chaîne judiciaire", explique-t-il. "Pendant ce temps, le ou les conteneurs d'à côté passent".
"Les saisies, c'est bien", ajoute-t-il, "mais si vous arrivez à les raccrocher à des personnes", à remonter aux "commanditaires". Et pas seulement à des "petites mains", comme dans le dossier du Havre où seuls un docker et un chauffeur routier ont été mis en examen à ce stade.
Nous n'assécherons pas les organisations criminelles simplement en saisissant du produit, nous en sommes convaincus depuis bien longtemps.
Général Dominique Lambert, sous-directeur de la police judiciaire de la gendarmerie,à l'AFP
Pour le général Dominique Lambert, sous-directeur de la police judiciaire de la gendarmerie, dont les services ont participé à l'enquête au Havre, une saisie d'ampleur n'est malgré tout "pas neutre" et représente "une certaine somme". Mais "nous n'assécherons pas les organisations criminelles simplement en saisissant du produit, nous en sommes convaincus depuis bien longtemps".
Lutter contre le narcotrafic se fait aussi via la progression "chaque année" des saisies d'avoirs criminels (1,4 milliard d'euros en 2023). Et par le démantèlement de systèmes de blanchiment et de messageries cryptées comme Encrochat, Sky ECC ou récemment Ghost, ou en allant chercher les "trafiquants réfugiés à l'étranger", plaide-t-il.
Le général attend beaucoup de la proposition de loi sur le narcotrafic. Il espère qu'elle donnera aux enquêteurs des moyens plus efficaces pour lutter contre ces organisations criminelles aux poches profondes, au "pouvoir corrupteur très important" et qui ont "accès à des technologies pour lesquelles elles n'ont aucune contrainte, ni budgétaire, ni juridique".