À la fin des années 60, la France a inventé un réseau informatique baptisé Cyclades qui aurait pu devenir Internet. Un Bourguignon, Louis Pouzin, a fait partie de cette grande aventure. Malheureusement, le gouvernement de l’époque a préféré développer… le Minitel !
Cela aurait pu être une des plus fantastiques success stories françaises du siècle.
On aurait pu dire que la personne qui a mis au point l'Internet en parallèle avec les Américains est français, qu'il s'appelle Louis Pouzin et qu’il est originaire de la Nièvre.
En 1971, ce pionnier de l'informatique, avec d'autres informaticiens de génie comme Jean-Louis Grangé et Michel Gien, ont été les grands artisans du projet Cyclades , l’un des premiers réseaux informatiques au monde.
Le projet Cyclades, qu’est-ce que c’est ?
En 1966, le général De Gaulle lance le Plan Calcul, un programme destiné à créer une industrie informatique française indépendante.
À cette époque, Philippe Renard, fonctionnaire du Plan Calcul et inventeur du mot "logiciel", se rend aux États-Unis où il visite les sociétés d’informatique à la pointe. Il découvre notamment le réseau Arpanet, le premier réseau informatique américain : "Ça a été pour moi une expérience stupéfiante et j’étais convaincu qu’il fallait faire quelque chose dans ce domaine."
En 1971, le projet Cyclades est créé au sein du Plan Calcul afin de développer un réseau d’ordinateurs français, l’un des premiers au monde. L’objectif de ce plan est très simple : comme ce marché est dominé par les Américains, il faut que l’Europe ait une industrie de l’informatique digne de ce nom.
À cette époque, Maurice Allègre, délégué à l’informatique du Plan Calcul, fait une déclaration à la télévision : " L’industrie de l’informatique sera dans quelques années devenue la première industrie mondiale…"
L’équipe Cyclades se compose de Louis Pouzin, le patron, l’inspirateur, le concepteur.
Se joignent à lui Jean-Louis Grangé, responsable du réseau de commutation, Jean Le Bihan à l’organisation, Najah Naffah en charge des protocoles terminaux virtuels et de la bureautique, Hubert Zimmerman en charge du protocole de communication et Michel Gien en charge des systèmes d’exploitation.
Dans le documentaire, Louis Pouzon explique (nous sommes au début des années 70) : "Lorsque je me branche sur le téléphone, j'appelle un ordinateur qui est géré par les PTT qui se trouve du côté de la Bourse. Ce petit ordinateur appelle un autre ordinateur qui est à New York et qui lui va appeler un autre ordinateur à New York pour lui passer mes messages, qui va appeler un ordinateur à Boston et ainsi de suite. Donc, je passe par 5 ou 6 ordinateurs avant d'arriver à ma boîte aux lettres. Tout ça, c'est des ordinateurs qui travaillent en connexion les uns avec les autres au travers de lignes téléphoniques."
"Les ordinateurs maintenant servent à faire du téléphone, le téléphone sert à faire de l'informatique, donc il n'y a pas vraiment de limite au niveau de la technique. Pour le grand public, on est un peu des apprentis sorciers. Mais enfin entre nous, on est des gens normaux."
L'idée, ce n'était pas de faire un petit projet franco-français. L'idée, c'était de faire quelque chose qui va prendre du temps, mais qui va avoir un impact. Ça va changer complètement le monde.
Michel GienIngénieur informatique, ancien membre du projet Cyclades
La principale innovation de Cyclades est le concept de datagrammes, qui est à la base des protocoles de l’Internet d’aujourd’hui.
Dans la transmission de données, cette approche technique est très différente de celles existantes jusqu’alors. Les ordinateurs injectent dans le réseau central des informations découpées en paquets et les transmettent indépendamment les uns des autres, sans se soucier de leur ordre d’arrivée (car ils sont ré-assemblés au point de destination). Cette commutation par paquets est alors appelée datagramme.
Ce système a été repris ensuite par Robert Kahn et Vinton Cerf pour créer le protocole TCP/IP sur lequel fonctionne toujours Internet.
La guerre des réseaux ou comment le Minitel a détrôné l’Internet français
En 1976, Cyclades est au sommet de sa gloire. Louis Pouzin organise une démonstration du projet dans un congrès à Toronto, au Canada.
L’idée était de déménager un nœud du projet Cyclades et d’avoir une liaison internationale…la démonstration a lieu et tout a fonctionné.
Michel GienIngénieur informatique, membre du projet Cyclades
Dans son intervention, Louis Pouzin illustre de manière claire et humoristique la guerre des réseaux qui allait avoir lieu dans le monde informatique entre l’approche IBM et les constructeurs informatiques d’un côté, l’approche Télécoms/PTT de l’autre et, au milieu, l’approche Cyclades/Internet/ HarpaNet qui essayait de faire fonctionner tout cela ensemble.
Affrontement au niveau technique, mais surtout politique, Cyclades se heurte au Ministère des Postes et Télécommunications.
Les forces que Louis Pouzin combat sont beaucoup plus puissantes que lui. Le Plan Calcul initié par le général De Gaulle et soutenu par son successeur, le président Georges Pompidou, est remis en question lorsque Valéry Giscard D’Estaing accède au pouvoir.
La Direction Générale des Télécommunications veut détruire Cyclades, elle ne peut pas admettre qu’il y ait une technologie qui se développe en dehors d’elle.
Pierre-Eric Mounier-KhunHistorien de l’informatique CNRS/Sorbonne Université
Le gouvernement français décide de laisser tomber Cyclades. Les crédits sont coupés et le projet est enterré.
À la place, on développe le réseau Transpac, un réseau fermé, sous contrôle de l’État. Transpac devient alors le réseau national français de transmissions de données. C’est sur cette base qu’apparait le Minitel dans le début des années 80.
Internet est désormais le monopole des Américains, la France n’ayant pas su prendre au sérieux les travaux des ingénieurs de Cyclades.
Que sont devenus ces précurseurs de l’Internet ?
Au-delà du travail commun sur le projet Cyclades, une véritable amitié lie ces hommes et l’équipe ne s’est jamais vraiment perdue de vue. L’anniversaire de Louis Pouzin qui souffle ses 90 bougies est l’occasion pour eux de se retrouver et de passer un bon moment ensemble tout en discutant… d’Internet !
En dépit de leur âge avancé, les protagonistes du projet restent toujours très actifs et continuent de promouvoir leurs dernières inventions pour un nouveau web plus sûr et plus responsable, à l’image de celui qu’ils ont failli créer il y a un demi-siècle.
Louis Pouzin est impliqué dans l’initiative RINA (Recursive InterNetwork Architecture), une nouvelle approche d’architecture de réseau avec un Internet plus sécurisé que ce qu’il n’est actuellement.
Il y a trente ans, Louis Pouzin n'a pas inventé Internet. Aujourd'hui, il participe à sa refondation.
"Les Français qui n’ont pas inventé Internet" de Davide Morandini
Une coproduction France Télévisions, Khora Film et Ladybirds Films
Diffusion ce jeudi 9 novembre à 22h55 sur France 3 Normandie.
Rediffusion le lundi 20 novembre à 9h10.
Et bien sûr, quand vous voulez pendant un mois en replay sur notre site internet.
Article écrit par Nathalie Zanzola.