Depuis quelque temps, de plus en plus de commerçants affichent les images de vidéosurveillance pour dénoncer certaines infractions au sein de leur magasin. C'est le cas d'un supermarché à Saintes en Charente-Maritime. Parfois illégale ou contre-productive, certains militent pour que la pratique soit autorisée.
Deux hommes cagoulés, pied de biche et marteau à la main. C'est ce que l'on peut voir sur les images de vidéosurveillance publiées par la direction de l'Intermarché rue Lamothe à Saintes, en Charente-Maritime. Dans la nuit du 28 au 29 janvier dernier, vers 4 heures du matin, ces deux hommes ont profité de l'ouverture du supermarché par le boulanger pour pénétrer à l'intérieur et repartir avec un fond de caisse automatique. Une enquête est ouverte pour vol aggravé en réunion, dans un local d’entrepôt et avec dissimulation du visage, indique le parquet de Saintes.
Alors, en réaction, la directrice du magasin a choisi de publier les images de la vidéosurveillance montrant les deux hommes, sans tenir compte des instructions de la police. Une pratique de plus en plus répandue dans les commerces qui se sentent démunis face au nombre de vols à l'étalage qui serait croissant. Ce qui amène un collectif à militer pour l'autorisation de cette pratique qui serait "efficace", une idée qui a même mené à une proposition de loi de Romain Baudié, député MoDem de l'Ain.
Pourtant, si l'on regarde les chiffres de plus près, la hausse des vols ne se vérifie pas forcément et parfois, en plus d'être illégal, publier les images de vidéosurveillance est contre-productif.
Une diffusion de l'image des voleurs "préjudiciable pour l'enquête"
Dans ce supermarché de Saintes, les deux hommes, cagoulés et gantés, ont également aspergé la caisse automatique avec un extincteur, afin d'effacer toute trace ADN. Paula Huguet n'avait jamais connu ça dans son magasin. Excédée, en plus d'alerter les services de police, la directrice a décidé de publier les captures d'écran des individus.
Diffuser les visages de voleurs enregistrés par les caméras de surveillance est une pratique répandue et autorisée aux États-Unis. Mais pas en France. Pour non-respect du droit à l'image et atteinte à la vie privée, le commerçant risque un an d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende, comme le précise l'article L226-1 du Code pénal. Des poursuites peuvent par ailleurs être engagées pour entrave à une enquête policière ou judiciaire, ou violation du secret de l'enquête.
Mais dans ce cas précis, selon Benjamin Alla,procureur de la République de Saintes, ce n'est pas le cas puisque la commerçante "n’a pas diffusé les visages, ni n’a rendu public des procès-verbaux". "[Elle] a mis sur les réseaux ses propres images de vidéosurveillance. Il n’y a donc pas violation du secret de l’enquête l’exposant à des poursuites pénales", explique-t-il.
Des questions juridiques dont ne semble pas se soucier la directrice de l'Intermarché de Saintes qui souhaite "protéger ses employés". "Ce n'est pas à nous d'avoir peur, c'est aux voleurs. Si la justice n'a que ça à faire de me sanctionner pour cela plutôt que les voleurs, c'est grave", répond-elle agacée et bien consciente des risques.
Plus qu'une perte de quelques centaines d'euros en monnaie, le préjudice est surtout psychologique. "Mon boulanger est choqué, raconte Paula Huguet, la directrice de l’Intermarché. Mais il a tout de même tenu à continuer de travailler alors, nous avons mis en place un nouveau dispositif et décalé des horaires pour qu'ils soient deux."
Cela ne peut qu’inciter les auteurs à se débarrasser des tenues qu’ils portaient au moment des faits.
Benjamin Alla, procureur de la République de Saintes
Malgré tout, l'action de la commerçante semble contre-productive. "Elle nous avait fait part de cette volonté de publier sur les réseaux sociaux et nous avons tenté de l'en dissuader, nous explique-t-on au commissariat de police de Saintes. Les gens pensent qu'aujourd'hui, on peut tout régler en faisant des appels à témoins sur les réseaux sociaux, mais il faut nous laisser faire notre travail."
Une position partagée par le parquet de Saintes qui considère cette diffusion comme préjudiciable à l'enquête. "Par exemple, cela ne peut qu’inciter les auteurs à se débarrasser des tenues qu’ils portaient au moment des faits et visibles sur les caméras de sorte que si nous parvenons à identifier les mis en cause, il sera illusoire d’espérer retrouver en perquisition ces effets vestimentaires. Nous nous privons ainsi d’éléments de preuve potentiels", insiste Benjamin Alla, le procureur de la République de Saintes.
Un collectif et une proposition de loi pour autoriser la diffusion
En dépit de son caractère illégal et parfois contre-productif, la tendance semble s'ancrer auprès de nombreux commerçants qui ne savent plus comment faire face aux vols qu'ils subissent. Fondé en 2023 par Jérôme Jean, alors propriétaire d'un magasin de prêt-à-porter à Amiens, le collectif Ras le Vol soutient les commerçants et les artisans dans cette démarche. Lui-même avait recours à la pratique quand il possédait son magasin. "C'est très efficace, les gens reviennent pour payer ou rendre ce qu'ils ont volé en demandant de supprimer les images des réseaux sociaux", assure-t-il.
Dissuasive, cette mesure permet également, selon lui, d'alerter les autres commerçants sur les voleurs qui sévissent dans une même zone. Il demande plus de fermeté contre les vols. "La police n'a pas forcément les moyens d'enquêter sur des petits vols, mais pour les commerçants à la longue, c'est une énorme perte et tout le monde ne peut pas engager de vigile", poursuit Jérôme Jean.
Je pense que ça pourrait simplifier le travail de la police et donner une réponse aux commerçants qui subissent de plus en plus de vols.
Romain Baudié, député MoDem de l'Ain
Le député Romain Baudié évoque une perte proche de 2 % du chiffre d'affaires des petits commerces. Jérôme Jean, du collectif Ras le Vol, avance, lui, un préjudice de plusieurs milliards d'euros pour les commerçants, sans pouvoir le documenter pour le moment. "Nous sommes en train de faire une enquête nationale à ce propos en interrogeant tous les commerçants sur le sujet du vol à l'étalage", déclare le président de Ras le Vol. Dans une enquête publiée en 2018, la Confédération des petites et moyennes entreprises (Cpme) indiquait que "3 commerçants sur 4 déclarent avoir été victimes de vol ou de tentative de vol".
Voir cette publication sur Instagram
Si diffuser des images de vidéosurveillance est répréhensible pour les commerçants, à la connaissance de Jérôme Jean, aucun n'a été condamné mais certains ont été convoqués devant la justice avec un rappel à la loi. Il réclame plus de fermeté contre les voleurs qui sont "établis en réseaux organisés". Déjà en 2023, une amende forfaitaire de 300 euros a été mise en place pour les voleurs pris en flagrant délit. "C'est une bonne chose, considère Jérôme Jean. Mais pour que ce soit efficace, il faut un agent de sécurité et ce n'est pas possible partout." Alors avec son collectif, il milite pour que la diffusion des images de vidéosurveillance soit possible pour les commerçants. Sa pétition a obtenu 8 400 signatures.
Un combat qui a retenu l'attention du député MoDem de l'Ain, Romain Baudié. Si bien qu'il en a fait une proposition de loi, déposée il y a un an. Aujourd'hui en attente en raison de la dissolution de l'Assemblée nationale et d'un calendrier parlementaire particulièrement chargé, notamment sur les questions budgétaires, le député espère bien que sa proposition soit examinée dans les prochains mois. "Je pense que ça pourrait simplifier le travail de la police et donner une réponse aux commerçants qui subissent de plus en plus de vols, avance Romain Baudié. La société évolue et il faut qu'on s'adapte également en prenant en compte la colère des commerçants, plutôt que ça finisse en lynchage public."
Les vols à l'étalage, réellement en hausse ?
Comme Jérôme Jean, il met en avant une hausse des vols à l'étalage de 14 % entre 2021 et 2022 avec 41 922 plaintes, selon les données du ministère de l'Intérieur. Problème, comme l'explique La Croix, en 2021, la France était encore en pleine pandémie de covid-19, en proie aux confinements et aux couvre-feux, limitant les possibilités de vol dans les commerces. En 2019, année avant la pandémie, 55 652 plaintes pour vols et tentatives à l'étalage ont été enregistrées, selon les chiffres de l'Insee, soit une chute de 25 % entre 2019 et 2022. Le nombre de plaintes pour vol à l'étalage avait déjà baissé de 1,3 %, entre 2016 et 2019. La tendance est donc plutôt à la diminution depuis quelques années, malgré un regain des vols après la pandémie.
La justice se rend dans les tribunaux, pas sur les vitres des commerces.
Brice Zenin, avocatLa Dépêche du Midi
Pour beaucoup, la proposition fait craindre des dérives, notamment sur la présomption d'innocence. "Il y a des risques dans tout, rétorque Jérôme Jean. Mais ce n'est pas parce qu'il y a des risques qu'il ne faut pas le faire." Le président de Ras le Vol souhaite un dispositif encadré par la loi qui punirait aussi bien les commerçants qui ne le respectent pas. "Je ne prône pas le remplacement de la justice par la justice des réseaux sociaux, je suis attaché à la présomption d'innocence, veut clarifier le député Romain Baudié. Je vois ça comme un outil collaboratif."
Mais chez les juristes, on ne l'entend pas de cette oreille. "Je comprends le désarroi des commerçants, mais la justice se rend dans les tribunaux, pas sur les vitres des commerces. À ce moment-là, tout le monde peut dénoncer tout le monde sans aucune preuve ni institution judiciaire qui est là justement pour éviter les abus des uns et des autres", soulevait l'avocat Brice Zanin en 2024, interrogé par la Dépêche du Midi sur le sujet.
En attendant que la proposition de loi soit étudiée à l'Assemblée nationale, diffuser des images de vidéosurveillance expose toujours les commerçants à des sanctions. Et si ce n'est pas le cas, comme pour l'Intermarché de Saintes, "c'est surtout très préjudiciable et dommageable pour les perspectives d’élucidation", comme le regrette le procureur de la République, Benjamin Alla.