L’angoisse créée par le confinement entraîne une hausse de la consommation de drogues et d’alcool chez les personnes dépendantes. Les addictologues maintiennent leurs consultations, invitent tous les Français à la vigilance pour ne pas créer de dépendances là où il n’y en avait pas
« Deux tendances contraires s’observent en ce moment », explique le psychiatre Jean-Michel Delile, président de la Fédération addiction (*) et directeur général du CEID à Bordeaux.D’un côté, les personnes qui ont déjà pris goût à la consommation de drogue ou d’alcool pour tempérer leurs difficultés et qui augmentent leur consommation en ce moment.
Mais il s’agit d’une minorité de Français. De l’autre, une majorité de personnes qui ne consomment pas ou de manière occasionnelle et qui, dans les circonstances que l’on connaît aujourd’hui, se concentrent sur d’autres problématiques comme la relation avec leurs proches et dont la consommation de produits du type cannabis ou alcool a tendance à diminuer.
On assiste donc plutôt à une diminution de la consommation de drogues ou stupéfiants d’un point de vue du volume global.
Mais attention, selon lui, à ne pas rendre quotidiennes des « soupapes » telles que les « apéros virtuels ». La période serait en effet propice à créer des dépendances là où il n’y en avait pas.
Ce vendredi, il a participé à un tchat avec les lecteurs du journal le Monde.
« Depuis le début la période de confinement je constate que je ne serais pas contre me boire un verre tous les soirs », décrit l’un. « Je constate que l’envie de fumer (un joint) est très présente », explique un autre. Des constats et interrogations auxquels le psychiatre a répondu en live.
Le docteur Delile interrogé dans notre édition de la mi-journée >
« J’ai augmenté la dose de méthadone »
Sarah a 32 ans. Elle est maroquinière de formation et sous méthadone depuis un an pour l’aider à gérer sa consommation d’héroïne qu’elle a réussi à grandement diminuer. Parallèlement elle continue à prendre de la cocaïne. Trois fois par semaine en temps normal. Avec le confinement, elle a réduit, à une prise par semaine.
« C’est plus compliqué, les prix ont augmenté donc je consomme moins. La première semaine, j’ai augmenté la dose de méthadone, mais là j’ai repris le travail, ça m’a fait du bien et du coup j’ai pu rediminuer la dose. Je suis assez contente, je gère bien mon traitement ». Sarah travaille au CEID depuis octobre dernier, elle est « paire aidante ». Un dispositif qui consiste à intégrer des ex-toxicomanes dans des structures dédiées aux usagers de drogues.
Comment vit-elle le confinement ? « C’est un peu particulier pour moi, car j’ai une anxiété sociale qui me bloque par rapport aux autres. Donc le confinement c’est plus apaisant pour moi. Ça doit paraître bizarre mais le fait qu’il y ait moins de monde dans la rue, moins de bruit aussi, ça fait du bien. Après de ne pas pouvoir bouger ni sortir de Bordeaux, si ça continue, ca va finir par être angoissant. Mais là ça va. Je me suis remise à coudre par exemple. Et puis d’avoir repris le travail la semaine dernière ça m’a vraiment soulagée ».
La baisse du trafic de drogue
Le témoignage de Sarah le montre bien. Depuis plus de quinze jours, le trafic de drogue est impacté par le confinement, en France comme l’étranger. « Il va y avoir une forte diminution des approvisionnement concernant le trafic international », analyse Jean-Michel Delile.
« Pour le cannabis, c’est différent », détaille le président de la Fédération addiction. « Il y a une diminution du stock mais aussi de la demande car les gens ne peuvent plus circuler. »Quant aux dealers d’intensité moyenne, ils avaient des stocks mais cela va diminuer. Résultat, avec le confinement, le prix de la cocaïne augmente (80 euros le gramme contre 60 euros habituellement).
Docteur Jean-Michel Delile
Dans le quartier Saint-Michel, un riverain qui habite au-dessus d’un croisement de rues habituellement apprécié des dealers observe « qu’ils ont déserté pour le moment ».
« Il en passe un ou deux mais il n’y a plus de regroupements, ils sont partis ». Peut-être pas très loin. A quelques rues de là, « un de nos éducateurs a été alpagué par un homme dans la rue qui voulait lui vendre de la drogue », raconte Jean-Michel Delile amusé. Des dealers en manque de clients donc, et bientôt de marchandise. « Au final il n’y a donc pas de tension sur les prix du cannabis. Il y a une légère augmentation mais pas massive, car les revendeurs on des difficultés à trouver des acheteurs. Pour ce qui est du crack ici à Bordeaux, il n’y en a presque pas, et concernant les opioïdes, beaucoup de clients sont sous traitement de substitution donc gère en compensant avec des médicaments ».
La peur d’être « en panne »
Le confinement a deux impacts, selon Jean-Michel Delile. Le premier est l’angoisse. L’angoisse, d’être enfermé, l’angoisse de la maladie, et pour certains l’angoisse d’être en panne. Il s’agit aussi bien de la crainte de manquer de produits stupéfiants que de produits de substitution pour celles et ceux qui sont traités pour leur addiction. « La priorité des médecins qui les suivent est de les rassurer en leur assurant une continuité des soins et en mettant en place un suivi de leur traitement médicamenteux lorsqu’il s’agit de drogues dures», dit-t-il. L’addictologue tient à préciser que pour ce qui est du cannabis, le sevrage « peut être pénible surtout dans ces circonstances particulières mais n’est pas dangereux. Si le cannabis a des effets immédiats plutôt sédatifs, utilisé régulièrement il devient plutôt anxiogène en chronique et aggrave le problème qu’il est censé amortir.
Par ailleurs, le cannabis fumé étant agressif pour les poumons, c’est un facteur de risque en cas d’infection au coronavirus.
Adolescents et cannabis
Impossible de justifier un déplacement pour aller acheter de la drogue. Certains se retrouvent ainsi en sevrage brutal. Une situation observée notamment auprès d’adolescents privés de cannabis. Selon Jean-Michel Delile, dans certaines familles, les parents observent le changement de comportement de leur enfant de plus en plus « tendu ». L’addictologue a mis en place des « fiches » pour aider ces familles à passer ce cap.
Cannabis, sevrage et confinement
Dans certaines « structures » aussi, cette problématique est présente. La responsable d’un foyer de l’aide social à l’enfance nous confie sa crainte. « Il y a moins de produits actuellement du fait du confinement », rappelle Martine Gibert, « dans certains établissements, il y a des phénomènes de manque ». Kévin, 15 ans, confirme. Depuis le début du confinement, il n’est plus autorisé à se rendre dans sa famille tous les 15 jours comme il le fait habituellement. Il est donc confiné dans son foyer. « Ce qui me manque le plus, c’est ma famille, fumer (des joints et des clopes), et bouger », dit-il. Parfois certains adolescents n’hésitent pas à fuguer du foyer pour se procureur du cannabis.
Covid 19 : comment aider face à la dépendance au cannabis
Accompagner les prisonniers
Même situation dans les prisons. Les visites ayant été supprimées, les détenus ne sont plus approvisionnés. « Certains sont dans une addiction réelle », explique l’addictologue. « Au stress général lié au milieu carcéral, s’ajoute dorénavant celui lié aux suspensions des promenades, des parloirs, des activités et celui du sevrage forcé », est-il détaillé dans une fiche invitant les professionnels de santé en milieu carcéral à « accompagner » les personnes dépendantes dans ce sevrage brutal.Addiction au cannabis, confinement et détention
Ne pas interdire la vente d’alcool
Ce lundi à Eysines, près de Bordeaux, un quinquagénaire aurait été interpellé alors qu’il venait de menacer sa famille avec un fusil de chasse, selon le quotidien Sud Ouest. Il aurait été placé en cellule de dégrisement avec plus de deux grammes d’alcool dans le sang.
Voir ce genre de situations se multiplier est la grande crainte des pouvoirs publics et des associations. C’est ce qui a motivé le 23 mars dernier la préfecture de l’Aisne à prendre un arrêté interdisant la vente d’alcool pour lutter contre les violences intrafamiliales dans le cadre du confinement. Elle a finalement fait marche arrière.
« On comprenait ses motivations », explique Jean-Michel Delile, « celles des violences conjugales ». « En revanche la pénurie alcool entraine la crainte du manque chez certains et cela devient un facteur de tension intérieure pour les personnes dépendantes. Donc cela a un effet pervers ». Un message exprimé par les associations et que la préfecture de l’Aisne a entendu.
Quid des « Apéros virtuels » et autres pratiques occasionnelles
« Je me suis surpris l’autre jour à rouler un joint à 14 heures », avoue un quadragénaire qui désormais travaille chez lui et ne se rend plus à son bureau du fait du confinement. Normalement il fume « un petit pétard » de temps en temps, le soir exclusivement. « Les paramètres ont changé, normalement je ne travaille pas chez moi, peut-être que cela a joué », dit-il.
« J’ai l’impression d’être plus concentré quand j’ai fumé, je suis plus « dedans », mais ça va, je gère bien ma consommation ». Des pratiques occasionnelles, dont les lignes bougent. Faut-il s’en méfier ?
N’avez-vous pas croisé (à un mètre !) votre voisin dans la queue de la boulangerie, l’air un peu fatigué ? « Apéro Facetime hier, j’ai abusé !», dit-il tout sourire.
En ce moment, vous êtes nombreux à vous retrouver ainsi avec vos proches, entretenant collégialement la bonne humeur (*).
« C’est un moyen comme un autre de maintenir lien avec les amis », analyse l’addictologue.
L’alcool a un effet fluidifiant socialement. Mais en période de stress nous sommes plus vulnérables par rapport aux effets immédiats anxiolytiques de l’alcool. Donc il faut faire attention à faire des pauses, ne surtout pas boire tous les soirs. Plus on boit, plus on a besoin de boire pour obtenir les effets. Nous sommes dans un moment à risque, donc il faut être plus vigilants qu’en temps normal.
Docteur Jean-Michel Delile
Définition d’une « addiction »
"L’addiction est fondamentalement une perte de contrôle, quand la consommation d’un produit (alcool, tabac, drogues, sucres…) ou la pratique d’un comportement (jeu d’argent, écrans, sexe, etc.) s’impose à soi et devient un besoin impérieux alors même que cela commence à entrainer des conséquences négatives sur ses relations sociales ou sa santé », selon Jean-Michel Delile.
Info pratiques
Sachez que vous pouvez vous rendre chez un addictologue ou psychiatre pendant cette période de confinement. Il vous suffit de cocher la case « consultation médicale » sur l’attestation dont vous devez vous munir lorsque vous sortez de chez vous.A Bordeaux, l’antenne du CEID (Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues) située au 16 rue Planterose est ouvert. Il accueille tous les publics plus ou moins dépendants. Vous pouvez les appeler au 05 56 91 07 23.
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