C’est l’histoire d’un livre, un livre illustré, caché puis oublié pendant plus de 80 ans. Il compile rumeurs et situations incongrues vues et entendues à Bordeaux durant l’occupation allemande. Un témoignage unique. Les dessins sont signés Daniel Diétlin, tout jeune résistant qui sera tué dans l'un des pires massacres de la collaboration bordelaise.
L'ouvrage s'intitule "A ç' qui paraît". "C'est comme ça que mon grand-père appelait les ragots qui étaient racontés dans Bordeaux, sur les Allemands la plupart du temps, mais pas que : sur l'attitude de certains bordelais aussi pendant la guerre" raconte Loïc Rojouan.
L'humour comme échappatoire
"Parfaitement madame, et ça s'est passé devant moi ! Pendant qu'elle le servait, l'Allemand, elle lui faisait ses plus beaux sourires.(...) Et à la fin, la poche de fruits, elle lui a offert ! Cadeau !" peut-on lire page 26. Ces textes et illustrations, une centaine au total, cinglants et bourrés d'humour, ont été créés durant l'été 1940, au lendemain de l'arrivée des Allemands à Bordeaux. "Mon grand-père, Jacques Grenié, l'auteur des textes, était quincailler, cours d'Albret, à Bordeaux", détaille aujourd'hui, son petit-fils. Il aimait aussi beaucoup se balader dans la ville. Il a écrit ce livre avec un jeune homme de quinze ans, Daniel Diétlin, qui a, lui, signé les dessins".
Comme tous les commerçants, il rencontrait énormément de monde qui lui racontaient toutes sortes de situations.
Loïc RojouanPetit-fils de l'auteur
Extrait : "Stop ! Cher lecteur, je vous prie instamment, avant de tourner la page, de bien vouloir lire attentivement le "A ce qui paraît" suivant (...) :
D'après ce que dit la radio, les Allemands vont inventer un truc formidable pour leur débarquement en Angleterre.
Extrait d'"A ç'qui paraît !"
Et je sais ce que c'est, monsieur Grenier ! (...) Un lance-gonze, monsieur ! Pour expédier les gonzes de l'autre côté de la Manche !"
Un livre caché puis oublié
"Mon grand-père a caché son manuscrit dans un matelas, recousu, pour qu'il ne soit pas découvert, poursuit Loïc Rojouan. Quand on était enfant, ça nous paraissait quelque chose de très interdit, un objet qu'on ne montrait toujours pas".
C'était très dangereux bien-sûr. C'était un acte de résistance.
Loïc RojouanPetit-fils de l'auteur
Ce n'est qu'en 2024, alors que l'on commémore les quatre-vingts ans de la libération de Bordeaux, que Loïc commence à évoquer l'existence de ce livre. Il décide de m'en parler alors que je viens d'effectuer un gros travail sur la vie quotidienne à Bordeaux sous l'occupation allemande. Je le mets alors en relation avec une historienne spécialiste de la période, Sophie Picon. Stupéfaite. Pour elle, il s'agit là d'un document historique précieux. Un "petit trésor" qu'il convient de décrypter.
"Je suis très impressionnée" avoue t-elle alors qu'elle tourne les épaisses pages manuscrites pour la première fois. "C'est très très intéressant. C'est un document unique, un instantané, qui rend compte d'un état d'esprit, d'une opinion très lucide de personnes qui, dès l'été 40, refusent l'Etat français collaborationniste et l'occupation allemande. C'est un témoignage rare, surtout de cette qualité là et de cette façon là".
Sophie Picon remarque les messages cachés dans chacun des textes et dessins, notamment les nombreuses références ironiques à l'échec d'Hitler face aux Anglais. Celles qui soulignent aussi sa cruauté, comme ce dessin montrant les allemands alimenter un moteur à vapeur avec des corps d'hommes noirs. Prémonitoire...
Pas juste pour faire rire
"Ce n'est pas juste pour faire rire. Qu'est-ce qu'on peut faire contre un régime totalitaire ? On cherche des voies détournées pour s'exprimer, dénoncer, s'opposer, refuser. Ce livre est l'expression de leur angoisse et de leur désir de faire quelque chose, estime l'historienne. Ils éprouvent le même sentiment de révolte et ils ont le même espoir grâce aux Anglais. Il faut rappeler que c'est en Angleterre que les Forces Françaises Libres se sont reconstituées et qu'elles ont encouragé la Résistance".
Justement. Résistant, le tout jeune Daniel Diétlin l'était, engagé dans le groupe Témoignage Chrétien, opposé aux nazis, dès le début de la guerre.
En 1940 il a 15 ans et demi, il a déjà tellement tout compris de ce qu'il se passait
Sophie PiconHistorienne
Daniel Diétlin, martyr du massacre de la Ferme de Richemont
L'historienne connaît parfaitement le parcours de cet élève du lycée Montaigne, qui se destine à une grande carrière dans l'administration coloniale. Le 14 juillet 1944, juste après avoir passé les concours d'accès aux grandes écoles, il est tué dans le massacre de la ferme de Richemont, l'un des épisodes les plus noirs de la collaboration bordelaise.
"En 1944, après le débarquement, le Général De Gaulle encourage les jeunes à rallier le maquis et à se préparer à lutter. Daniel et son frère, avec plusieurs camarades du lycée Montaigne, rejoignent un maquis dans une ferme isolée et abandonnée, à Saucats", détaille-t-elle.
Ils sont là une vingtaine d'hommes à s'entrainer et à préparer le sabotage d'un pont tout proche. "Les journées se passaient en exercices militaires, entraînement, théorie sur les différentes armes, manière d'attaquer un convoi, de progresser, etc.
Il s'agissait de faire sauter le pont sur lequel le chemin de fer Bordeaux-Langon traverse le Ciron. Dany, par des croquis rapides, nous montrait le maniement des armes qu'il connaissait", racontera plus tard l'un des rescapés du drame, Philippe Bèguerie.
Le 13 juillet 1944, l'un des jeunes maquisards, en permission à Bordeaux, raconte son périple alors qu'il boit un verre dans un bar de la ville. Un client aux oreilles indiscrètes part immédiatement tout répéter à police française, la milice.
Une "tuerie sans pitié"
Très vite, le jeune résistant est retrouvé, arrêté, forcé à parler. Le lendemain, matin du 14 juillet, il mène, contraint, des dizaines de miliciens et soldats allemands aux portes de la ferme.
Ils ne leur ont donné aucune chance. Aucune sommation, pas de prisonnier, rien.
Sophie PiconHistorienne
Le combat, acharné, durera trois heures. Pour en finir, les allemands vont chercher l'artillerie lourde. Il bombardent le bâtiment, qui s'effondre. Douze résistants sont tués, dont sept élèves du lycée Montaigne. Le rapport de gendarmerie, qui sera établi peu après, fait état d'une tuerie sans pitié.
Ces malheureux portaient d'affreuses blessures. Détail horrible, la plupart ont été achevés d'un ou même plusieurs coups de revolver dans la tête
Rapport des gendarmes après le massacre
Parmi les tués figure l'oncle de l'historienne, Michel Picon, lui aussi membre du maquis. Sa nièce retrace cet épisode douloureux dans un livre intitulé "Le coucou chante en mai", du nom du code qu'ils attendaient pour saboter leur pont.
"Tous les jours, on attendait le message à la TSF", témoigne Philippe Bèguerie. "D'abord, c'était 'la panthère est enrhumée', puis 'le coucou chante en mai'. Nous n'avons pas eu la grande joie de l'entendre puisqu'il passa le 16 et que nous avons été attaqués le 14".
Cette tuerie bouleverse toute la région. Un hommage solennel est organisé à Bordeaux. "C'est le summum de la collaboration. C'est devenu un symbole, c'est à la fois la jeunesse, le courage et la lutte pour la République. Rétablir la République pour se débarrasser de l'idéologie nazie" résume Sophie Picon.
Quatre ans plus tôt, Daniel Diétlin et Jacques Grenié avaient achevé leur ouvrage par un dessin de paix.
Aujourd'hui, il n'est plus question de laisser ce petit trésor dans l'ombre. "A ç'qui paraît" pourrait bien être exposé aux Archives, dans des musées ou pourquoi pas être, un jour, publié.
Voir le reportage de Cendrine Albo Reichert et Laure Bignalet :
