Sous la proposition du Conseil départemental de la Gironde, deux universitaires et une douzaine d'élèves ont travaillé à transformer la vallée du Ciron en "bien commun environnemental". Une requalification qui lui permet d'avoir des droits, et d'être défendue devant la justice en cas d'atteinte à son environnement.
C'est dans la rivière du Ciron, un cours d'eau de 97 kilomètres situé dans le sud de la Gironde, que Vincent Aimé a pêché ses premiers poissons, fait ses premiers pas dans l'eau et s'est initié au canoë-kayak. Autant d'activités qu'il pratique encore aujourd'hui dans ce cours d'eau, avec ses propres enfants.
Une biodiversité et un paysage qu'il espère voir perdurer. "Je peux dire qu'on est chanceux de vivre dans cette niche écologique, reconnaît l'agriculteur-brasseur, implanté dans la petite commune de Cours-les-Bains. Nous avons la plus vieille forêt de hêtres d'Europe, des loutres sauvages, des grottes pleines de chauves-souris et des zones avec des fossiles.
C'est aussi l'un des derniers endroits où certaines espèces, comme les lamproies, peuvent encore se reproduire grâce à la qualité de l'eau.
Vincent AiméHabitant de la vallée du Ciron
Une vallée menacée
Malgré sa beauté, la vallée du Ciron est aujourd'hui menacée à bien des égards. "La gestion forestière est l'un des problèmes majeurs, indique Vincent Aimé. Dans le coin, je vois beaucoup de dérives industrielles liées à la sylviculture, comme les coupes rases par dizaines d'hectares, ainsi que les dessouchages. Il en va de même pour l'industrie agricole qui utilise dans les sols des engrais nocifs et des pesticides."
Vincent Aimé pointe aussi du doigt une autre menace, selon lui encore plus dangereuse. "Avec le projet de la LGV, nous sommes partis pour vingt ans de travaux avec des milliers de camions de remblais qui vont malmener le sol, en plus des nuisances sonores attendues." Un sol déjà ébranlé, selon lui, par des dépôts toujours plus fréquents de déchets sauvages. Ces constatations l'amènent aujourd'hui à soutenir un projet de protection juridique pensé pour la vallée du Ciron par le département de la Gironde et des universitaires.
Le Ciron, un "bien commun environnemental" ?
Face à la richesse de cette biodiversité et aux menaces qui pèsent sur elle, la question est simple : "comment pouvons-nous protéger le Ciron ?" C'est l'axe de recherche engagé par Alexandre Zabalza et Hubert Delzangles, deux universitaires spécialistes du droit de l'environnement à l'université de Bordeaux et Sciences Po Bordeaux.
Après un an et demi de recherche, avec la participation d'une douzaine de leurs élèves, ils souhaitent faire reconnaître la vallée du Ciron comme un "bien commun environnemental". Ce statut lui accordera des droits par le biais d'une déclaration spécifique. En parallèle, une association est en cours de création, pour la protéger. "C'est un projet innovant, parce qu'on reconnaît des droits à un bien commun composé de qualités naturelles, mais aussi culturelles, sans pour autant lui reconnaître la personnalité juridique", expliquent les deux universitaires.
Si la formule est inédite, c'est parce qu'en France, les droits ne sont accordés qu'aux personnes physiques et morales, soit un individu ou une société. "Le Ciron n'entre dans aucune des deux catégories, c'est donc un projet qui se veut unique", détaillent les deux chercheurs.
Une vallée dotée de droits ?
Précurseur en France, mais pas tout à fait à l'échelle internationale. Chez nos voisins, en Espagne, le cap a été franchi en septembre 2022. En effet, la lagune de la Mar Menor, longue de 170 kilomètres et située dans le sud-est du pays, dans la région autonome de Murcie, est devenue la première zone naturelle d'Europe dotée d'une entité juridique propre. Un projet qui a inspiré le travail des universitaires et des élèves, qui espèrent lancer la première pierre dans l'hexagone.
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Après avoir pensé ce nouveau statut juridique, la petite équipe s'est penchée sur l'écriture de la déclaration de droits. "La vallée du Ciron a droit à la protection qui implique de limiter, de prendre toute mesure pour empêcher et de ne pas autoriser les activités qui représentent un risque d’atteinte ou un préjudice pour l’écosystème", indique par exemple le quatrième article de la déclaration.
Pouvoir se présenter devant le juge
L'ultime étape est la création de l'association "Ciron Notre Bien Commun". "Par le biais de cette association, qui sera impartiale et indépendante, l'objectif est qu'en cas d'atteinte à la vallée du Ciron, toute personne puisse la saisir dans une optique de médiation et, en cas d’échec, accéder au juge pour assurer ses droits, expliquent Alexandre Zabalza et Hubert Delzangles.Une association peut aller devant le juge, alors que le particulier n'y a pas toujours accès. D'autres acteurs, comme le Département ou les associations environnementales, n'ont généralement pas le temps ou les moyens d'engager ces actions."
Pour le moment, l'association n'est pas encore créée. "Si elle l'est, il faudra attendre un an avant qu'elle ne puisse introduire des recours devant une juridiction", précise Hubert Delzangles. L'universitaire est confiant face à l'avenir : "je salue les décisions extraordinaires rendues par les tribunaux judiciaires de Bordeaux, de Bayonne et d'Angoulême qui mettent en oeuvre le droit pénal de l'environnement, reconnaît l'universitaire. Dans certaines affaires, des mesures de suspension ou des amendes onéreuses et dissuasives ont été prononcées."
"Rassembler tous les acteurs"
Bien qu'elle ait été pensée par les universitaires et leurs élèves, ce projet émane en réalité d'une proposition formulée par Jean-Luc Gleyze, président du Conseil départemental de la Gironde, lors d'un colloque tenu à Sciences Po Bordeaux en septembre 2023. "Les universitaires ont d'abord proposé de se pencher sur le statut juridique de la Garonne, mais cela était trop complexe en raison de la longueur du fleuve, se rappelle l'élu. Alors, j'ai naturellement pensé au Ciron, une rivière que j'apprécie particulièrement."
Ce serait intéressant que la Gironde puisse mettre à bien ce projet précurseur en France.
Jean-Luc GleyzePrésident du Conseil départemental de la Gironde
Derrière les menaces qui guettent la vallée du Ciron, et les droits qui lui ont été conférés, le président du Conseil départemental voit aussi et surtout en ce projet l'opportunité de "rassembler tous les acteurs de la vallée". Parmi eux : des riverains, des sportifs, des pêcheurs, des chasseurs, ainsi que des agriculteurs, des sylviculteurs et de nombreuses associations. "Il faudrait que tous ces acteurs puissent vivre et travailler dans la vallée du Ciron en protégeant ses qualités environnementales, culturelles, patrimoniales et identitaires."
Réguler l'activité, sans réprimer
Parmi les nombreux acteurs, le collectif Forêt Vivante-Sud Gironde tient à rappeler que "le but de ce projet n'est pas de réprimer les usagers. On ne veut pas empêcher les gens de couper et vendre leur bois, assure Jacques Pons, membre du collectif et lui-même propriétaire de 17 hectares de forêt dans la vallée. On veut juste en réguler la gestion et travailler avec les acteurs, voire les aider."
Ce projet doit inciter à travailler la forêt différemment.
Jacques PonsMembre du collectif Forêt Vivante - Sud Gironde
Afin de présenter ce projet au plus grand nombre, "et de faire adhérer le public à la déclaration de droits", une réunion se tiendra le 11 janvier prochain. Tous les acteurs en lien avec la vallée du Ciron, qu'ils soient institutionnels, professionnels ou simplement riverains, sont invités. "Là, nous venons de terminer la phase de réflexion, maintenant il est temps de créer l'association et de débuter la phase concrète", confie Hubert Delzangles.
Des projets "politiques" ?
Parce qu'elle est chère aux yeux des riverains et défenseurs de l'environnement, le Ciron est aussi en passe de devenir une Réserve naturelle nationale (RNN). En effet, le Syndicat Mixte d’Aménagement du Bassin-Versant du Ciron (SMABVC), souhaite la création de trois aires situées en amont, en aval et au centre du cours d'eau. "Tous ces projets vont devenir de véritables combats politiques, avance un membre de Pro Silva, une association française de forestiers. Bien que je les trouve personnellement super d'un point de vue environnemental, ils vont forcément restreindre les capacités de gestion du bois des différents propriétaires de la vallée."
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Une qualification qui, si elle permet de le protéger davantage, nécessite toutefois l'approbation du ministère de l'Ecologie et de la préfecture de la Gironde. En face, les oppositions commencent cependant à émerger. "Je pense que ça va grincer des dents et que les prochaines élections municipales de 2025 vont se jouer aussi autour de ce sujet", indique le membre de Pro Silva, comme un présage.