"Faire de Charles Martel et la bataille de Poitiers un choc entre civilisations ou religions est un non-sens historique"

William Blanc est un historien médiéviste. Il s'est peu à peu spécialisé dans le médiévalisme, la perception contemporaine du Moyen Âge. À ce titre, depuis une dizaine d'années déjà, il est amené, régulièrement, à décrypter les mythes qui persistent autour de Charles Martel et de la bataille de Poitiers. Un entretien éclairant, suite à la récente mention de ce fait historique par les trois jeunes radicalisés et soupçonnés de préparer des actes terroristes.

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Qui est Charles Martel ?

Charles Martel, c’est un aristocrate franc du VIIIe siècle, qui n’est pas un roi, qui prend le pouvoir à la place des rois. Il contrôle le nord de la Gaule et la Belgique actuelle (pour simplifier). Ce qui fait qu’à l’époque de la bataille de Poitiers, il ne contrôle pas le territoire de Poitiers, il ne lui appartient pas du tout. Il appartient à d’autres aristocrates, plus précisément un aristocrate aquitain : Eudes, le duc d’Aquitaine.

>> A lire aussi : Projet d'action violente avec des engins explosifs : la maire de Poitiers réagit

Que sait-on de cette fameuse bataille de Poitiers ?

Il n'y a pas énormément de sources, de textes qui parlent de cette bataille. Le plus gros texte prend une page. Ce n'est pas énorme, ce qui fait qu’on est réduit à pas mal de suppositions. On sait qu’elle a eu lieu. On sait qu’elle a opposé d’un côté Abderamane, le gouverneur de l’Espagne sous contrôle musulman, et de l’autre côté Charles Martel et Eudes, le duc d’Aquitaine.

C’est une bataille qui n’oppose pas deux personnes, deux camps, mais plusieurs parce qu’Eudes joue son propre rôle. Il est pris entre deux feux, parce que, pendant un moment, il a voulu s’allier avec certains musulmans au sud des Pyrénées pour se protéger contre Charles Martel et ça n’a pas fonctionné. Ce qui fait que concrètement, quand les Sarrasins attaquent, Eudes est obligé de se retourner et de s’allier avec son ennemi principal, Charles Martel.

Donc ce n’est pas un conflit, un choc entre deux religions, deux civilisations, mais un conflit localisé (qui est important, qui n’est pas à négliger) mais qui implique plusieurs acteurs, chacun jouant sa propre partition.

>> A lire aussi : L'héritage de Charles Martel et de la bataille de Poitiers (https://www.worldhistory.org)

CARTE. Localisation de la bataille, avec un monument la commémorant

Peut-on parler d'invasion arabe à propos de cette bataille ?

Parler d’invasion arabe, ça pose problème pour deux raisons.

Déjà invasion, on n’en sait rien. A priori, il y a fort à parier que l’on était dans le cadre d’un raid, un raid de pillage, comme il y en a eu quelques années plus tôt, en direction d'Autun (en Bourgogne) notamment, un raid ciblé sur Tours qui abritait à l’époque des abbayes extrêmement riches, donc le raid, c'est quelque chose d’assez « classique ».

Et puis parler d’arabe, c’est un petit peu compliqué parce qu’une grande partie de l’armée sarrasine était composée de Berbères et il est possible, mais ça on n’en sait rien, qu’il y ait eu aussi des Chrétiens qui servaient dans cette armée.

Parler d’invasion arabe, c’est une vision très contemporaine qui induit vraiment en erreur, qui est fausse.

Pourquoi cette perception est-elle si répandue aujourd'hui ?

Cette vision, elle est très contemporaine, elle se développe principalement au XXe siècle et je pense qu’elle a pris de plus en plus d’importance à partir des années 60-70, quand on a commencé à considérer que l’immigration était un problème, et notamment l’immigration venue d’Afrique du Nord et du Maghreb.

Il ne faut pas oublier d'ailleurs que la première vague d’attentat liée à ce moment d'histoire est issue d’un commando qui s’appelait "Groupe Charles Martel" dans les années 70. Il ciblait notamment des Algériens installés en France, donc on est dans un usage raciste par l’extrême droite.

Petit à petit, dans les années 80 et encore plus dans les années 90, et encore plus après le 11 septembre 2001, cette figure a pris une importance qu’elle n’avait pas avant. Parce qu’on en a fait une bataille absolument décisive où l’Europe aurait échappé, selon les dires de certains, à une invasion complète de l’Islam.

Il faut remettre en perspective cette vision. Elle a été principalement inventée au XVIIIe siècle, par des gens comme Voltaire, pour des raisons assez complexes. Mais au XIXe siècle, en France, on parle très peu de Charles Martel, ce n’est pas une figure qui est mobilisée par les politiciens, ce n’est pas une figure qui inspire beaucoup de peinture (on compte deux tableaux), ni de romans, de pièces de théâtre. C’est une figure dont on parle un petit peu, mais c’est très vague. Ce n’est vraiment qu'à partir de la seconde moitié du XXe siècle, notamment à partir des années 70-80, que l’on recommence à parler de cette figure-là. Mais parce qu'on l’utilise pour faire des parallèles avec des peurs contemporaines.

Que pensez-vous de cette instrumentalisation ? Les djihadistes d'aujourd'hui en font un symbole à leur tour…

Faire un parallèle entre la situation du VIIIe siècle et celle d’aujourd’hui, c’est un mensonge historique. Ça n’a strictement rien à voir.

Même les sources de l’époque ne voient pas la bataille de Poitiers comme un conflit religieux. Les termes qui sont employés par les textes de l’époque n'utilisent pas de vocabulaire religieux pour décrire cette bataille. Donc c’est un non-sens.

Faire un parallèle entre l’immigration et la bataille de Poitiers. C’est un non-sens historique aussi.

Maintenant, il est vrai que depuis une quinzaine d’années, il y a d’un côté des terroristes d’extrême droite occidentaux qui utilisent cette bataille, ce fait d’armes pour justifier leurs actions [NDLR : comme, entre autres, l'envahissement du toit de la mosquée de Poitiers par Génération Identitaire en 2012].

Et depuis le milieu des années 2010, il y a un usage de la part des djihadistes aussi de cette bataille, ils y font référence.

À mon sens, ce sont deux usages, deux fantasmes qui se nourrissent l’un l’autre pour justifier des actions violentes et évidemment condamnables.

Comment libérer Charles Martel de cette instrumentalisation ?

Pour sortir de ça, je pense que le mieux, c’est de faire de l’histoire, c’est-à-dire renforcer la connaissance de cette période. Expliquer aux gens ce qu’était cette période, ce qu’il s’est passé pendant cette bataille, qui était Charles Martel, qui était Abderamane, quels étaient les enjeux réels de cette bataille pour sortir de ses fantasmes et de ses usages politiques.

Le démontage de cette instrumentalisation n'est ni simple, ni fini... Ca fait dix ans qu’on m'interroge là-dessus, donc malheureusement ça se vérifie.

durée de la vidéo : 00h02mn03s
Un reportage de Stéphanie Vinot, Calypso Vanier, Bénédicte Biraud ©France télévisions

Si vous avez envie d'aller plus en profondeur dans le sujet, sous ce lien, vous trouverez une vidéo plus détaillée, avec ce même historien invité en compagnie d'un autre spécialiste.

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