Une grève illimitée est en cours au service des soins intensifs de cardiologie de l'hôpital de Rangueil depuis le 8 avril. Le non remplacement dans un service surchargé est en cause. Certains jettent l'éponge. C'est le cas d'Elisabeth, infirmière depuis dix ans dans cette unité.
Une partie du personnel du service des soins intensifs de cardiologie de l'hôpital de Rangueil est en grève illimitée depuis le 8 avril. Les agents protestent contre les non remplacements ou remplacements trop tardifs dans un service déjà en surcharge. Ils prévoient une action symbolique forte ce jeudi. La situation est telle que certains jettent l'éponge. C'est le cas d'Elisabeth*, une infirmière de nuit d'une trentaine d'années.
"Je pars. Je déménage et je vais faire de la formation dans une école d'aide-soignante. C'est fini pour moi !" lâche-t-elle avec une fermeté qui masque mal un dépit certain. Elisabeth est arrivée dans le service des soins intensifs en cardio voilà 10 ans. Elle avait deux ans d'expérience. Elle estime y avoir tout appris.
Une dégradation insoutenable
"J'étais jeune, motivée. C'était une expérience très très intéressante. J'ai acquis une bonne maîtrise. Mais petit-à-petit les choses se sont dégradées. Le turn-over des patients et des soignants restait quand même raisonnable. En 2019, j'ai eu un enfant, j'ai pris un congé parental. Et quand je suis revenue, la dégradation m'a parue insoutenable".
Est-ce le fait d'avoir pris du recul sur sa pratique hospitalière ? Oui peut-être mais surtout le contexte a changé explique Elisabeth. "Je me suis sentie en danger, à gérer des choses ingérables... Vous êtes seule avec deux entrées gravissimes. Et toutes les collègues sont débordées. C'est pas humain. Il faut gérer les deux en même temps. Vous vous dites : il faut que je fasse ça pour celui-ci, ça pour celui-là. Vous rentrez dans des automatismes et à ce moment-là, vous le savez, tout peut arriver".
"Je me suis fait très peur !"
Avec émotion, Elisabeth relate cette mise en danger et la sensation de descendre un escalier qui vous conduit dans l'obscurité. "On va aller par exemple dans la pharmacie, prendre un médicament et dans le rush, ne pas regarder l'étiquette. Or il peut y avoir des erreurs, la pharmacie est parfois mal rangée. Ca m'est arrivé. J'ai regardé in extremis... un réflexe sur le fil. Mais je me suis fait très peur !".
L'infirmière dénonce le manque de moyens en personnel mais aussi une gestion structurelle border-line, destinée uniquement à générer des économies d'après elle. "On a un service avec 20 patients dont 6 lits intubés et 2 aides-soignantes de nuit... Où on peut aller comme ça ? L'infirmière se retrouve à faire du travail d'aide-soignante et ne peut plus faire son propre travail".
"Chaque heure paraît interminable face à quelqu'un qui souffre"
"La nuit, le service n'a pas de réanimateur en permanence. C'est lourd de conséquences... Je me suis retrouvée, c'est juste un exemple, avec un patient intubé qui cherchait son air. Il y avait un problème au niveau de sa sonde. Le cardiologue s'est déplacé à ma demande plusieurs fois. Lassé de mes alertes, il m'a dit : il n'y a rien de neuf. Je ne vais pas me lever car les paramètres sont les mêmes qu'il y a 10 minutes".
"On pouvait le soulager, souligne Elisabeth avec regret, on aurait dû l'extuber. Mais le cardiologue qui n'est pas spécialiste a préféré attendre le lendemain qu'un réanimateur le fasse. J'ai passé la nuit au chevet de mon patient, à lui dire, patientez, on va intervenir, il ne reste que quelques heures... Mais je peux vous dire que chaque heure paraît interminable quand vous avez quelqu'un qui souffre face à vous".
"Je regardais mon patient souffrir et je me suis dit : ce n'est pas ce boulot là que je veux faire".
L'infirmière comprend que le médecin ait voulu temporiser car ce n'est pas sa spécialité mais elle ne veut plus revivre ça. Ou pire. "J'étais totalement impuissante. Je regardais mon patient souffrir et je me suis dit : ce n'est pas ce boulot là que je veux faire".
Si elle a choisi le service public, Elisabeth affirme que c'est par conviction. Par rapport à ses valeurs. "C'est très important pour moi que chacun, quel que soit son milieu social, ses moyens, puisse être pris en charge de façon optimum pour un devenir digne, que ce soit dans l'accompagnement de sa fin de vie ou dans sa guérison. Or là, on fait de l'abattage de patients !".
Culpabilisée d'abandonner ses collègues
Elisabeth n'a pas voulu s'arrêter. Trop culpabilisée d'abandonner ses collègues. Mais son médecin a mis le holà : si vous continuez, c'est votre corps qui va lâcher !. "J'étais en burn out. Bien moins patiente et même irritable avec mon bébé qui ne se sentait plus très à l'aise avec moi. A un moment, il a fallu que je regarde ce que je faisais subir à mes proches".
"On est des pions dans ce grand CHU. Quand je suis arrivée, il y avait un pool de nuit. Ils l'ont supprimé. Ils ne remplacent pas. Ils poussent les gens à bout. J'ai demandé à être de nuit pour ne pas être "bouffée" par les entrées/sorties des patients : celui-là, on le met là et celui-là va partir là. Mais je me suis retrouvée, même de nuit, à dire : Monsieur, vous êtes angoissé ? Je vous donne un Lexomil, j'ai pas le temps !".
Un salaire de misère
Elisabeth est payée 1900 € net hors prime chaque mois. "Un salaire de misère" de son propre aveu. Avec les primes de nuit et de week-end, son salaire passe à 2100 €. Elle a décidé tout de même de rester dans la fonction publique hospitalière.
"Je refuse d'aller travailler dans le privé. Pour moi, on ne met pas la santé sur l'autel de l'économie. J'aime cette phrase : "la santé a un coût mais elle n'a pas de prix". J'espère qu'un jour les choses vont changer", dit-elle avec conviction.
"J'ai des regrets parce que c'est un service de pointe. Je sais que malgré ce que j'ai pu ressentir, il y a d'excellents professionnels qui accomplissent leur mission de service public avec rigueur et compétence", mentionne-t-elle encore avec le sentiment culpabilisant d'abandonner le navire. Son souhait que la société réalise enfin. Et réagisse.
* le prénom a été modifié