Lors de sa déclaration de politique générale, le Premier ministre François Bayrou a dénoncé mardi le faible taux d’exécution des OQTF, les obligations de quitter le territoire français. Travail, études, relations… Des personnes étrangères visées par cette procédure administrative témoignent des conséquences sur leur vie personnelle.
Le courrier, envoyé par la préfecture de police de Paris, annonce à Pierre* que sa demande de titre de séjour est "rejetée" et qu’il est en conséquence "obligé de quitter le territoire français". Comme des milliers de personnes étrangères vivant en région parisienne chaque année, ce Géorgien de 43 ans, qui a quitté son pays en raison de discriminations homophobes, fait désormais l’objet d’une OQTF. S’il ne part pas dans un "un délai de 30 jours pour rejoindre le pays dont il a la nationalité ou tout pays dans lequel il est légalement admissible", "cette décision d'éloignement sera mise à exécution", avertit la lettre.
De quoi plonger dans la "détresse" son compagnon français, David*, avec qui il est pacsé depuis près de deux ans. Le couple vit à Paris. "Il est arrivé en France en 2019 avec un visa touristique et il n’est pas reparti, raconte son partenaire. Il a alors fait une demande d’asile, qui a été rejetée quelques mois plus tard. Depuis, il est en situation irrégulière. Nous nous sommes rencontrés en 2021, c’était un coup de foudre."
C’est le flou total... Nous sommes livrés à nous-mêmes
David, pacsé à Pierre, un Géorgien visé par une OQTF
"L’an dernier, un an après notre Pacs, dès qu’on a pu, il fait une demande de titre de séjour, poursuit-il. Nous avons attendu la réponse jusqu’à la réception de ce courrier, la semaine dernière. Et la lettre est datée de décembre, donc nous ne savons même pas quand débute le délai de 30 jours. C’est le flou total, je ne sais pas vers qui me tourner, nous sommes livrés à nous-mêmes. Nous avons contacté tous nos proches pour rassembler le maximum de témoignages, pour prouver que nous sommes vraiment un couple et que ce n’est pas une histoire de papiers."
"J’estime que l’Etat n’a pas à décider de notre vie amoureuse, dénonce David. En Géorgie, si la famille apprend que vous êtes homosexuel, c’est fini pour vous. En France, Pierre est un honnête citoyen. Il est peintre en bâtiment, il veut contribuer à la richesse de notre pays. Et je suis handicapé, je ne peux pas vivre seul. C’est horrible. Nous avions pour projet de monter notre entreprise, ensemble."
"Anxiété" et "incompréhension"
Marcela*, elle, vit en France depuis 2022. "Je suis arrivée avec un visa de jeune au pair, retrace cette Brésilienne de 24 ans, qui habite dans les Hauts-de-Seine. La validité de ce visa, qui a été renouvelé en 2023, se terminait l’été dernier. Je voulais commencer un projet d’études, mais mon inscription en master a été refusée en raison d’un niveau de français jugé insuffisant. Avant l’échéance pour mon visa de jeune au pair, j’ai donc lancé une demande de visa étudiant, avec une inscription pour de nouveaux cours de français."
"J’ai envoyé tous les papiers demandés, poursuit-elle. Je n’ai eu aucune réponse pendant cinq mois. Au bout d’un moment, j’ai contacté un avocat qui m’a conseillé d’envoyer une lettre à la préfecture pour clarifier la situation. Quelques jours après, j’ai reçu un courrier recommandé, avec une OQTF. C’est une humiliation. Même en fournissant l’ensemble des documents, et alors que je travaille et contribue au pays, en faisant tous les efforts demandés, c’est un refus."
Il y a un grand sentiment d’insécurité, d'anxiété et d’incompréhension
Marcela, une Brésilienne visée par une OQTF
"Je me retrouve dans l’incapacité de suivre mes projets, c'est tellement triste, décrit Marcela. Pire : en plus de l’OQTF, j’ai reçu une interdiction de retour sur le territoire français (IRTF). Si je pars, je ne peux pas revenir. J’ai l’impression d’être traitée comme un terroriste, c’est choquant. J’ai envoyé un recours au tribunal administratif contre cette interdiction de retour et pour demander mon titre de séjour étudiant. J’attends encore une réponse, c'est très long."
"C’est une situation extrêmement sensible, tous les jours je regarde ma boîte mail, déplore-t-elle. Je ne sais pas ce qui va se passer. Il y a un grand sentiment d’insécurité, d'anxiété et d’incompréhension : j’ai des amis dans la même situation, mais qui vivent à Paris et Versailles par exemple, ils ont eu le visa étudiant facilement. À Nanterre, c’est appliqué différemment. Mais je reste positive, la justice va prendre la bonne décision."
"Machine à expulsions"
Mélanie Louis, responsable nationale des questions relatives à l’expulsion du territoire à la Cimade, souligne qu’en région parisienne, "la délivrance d’OQTF est particulièrement élevée". Elle cite un rapport de la Cour des comptes publié début 2024, qui comptabilise de 2019 à 2022 plus de 50 000 OQTF en Île-de-France, soit 38 % des mesures délivrées en France sur cette période. "Au niveau national, on a en moyenne 120 000 OQTF par an", note-t-elle.
"L’OQTF est une mesure administrative qui vise à expulser une personne du territoire français, et c’est la mesure phare d’éloignement en France, explique la responsable de l’association de soutien aux migrants. La décision peut être notifiée à l’issue d’un refus d’obtention ou de renouvellement de titre de séjour, ou de son retrait. Ça concerne aussi des personnes déboutées du droit d’asile, et des personnes en situation irrégulière qui ne présentent pas les documents demandés lors d’un contrôle d’identité. Il y a aussi le cas des personnes étrangères en prison, et enfin le cas de citoyens de l’Union européenne sous certaines circonstances."
Des discours stigmatisent les personnes étrangères, avec un amalgame volontairement entretenu entre immigration et délinquance
Mélanie Louis, responsable nationale des questions relatives à l’expulsion du territoire à la Cimade
La Cimade appelle à "une politique d’accueil". Mélanie Louis dénonce "une machine à expulsions à tout prix" : "Des discours politiques et médiatiques stigmatisent les personnes étrangères, présentées comme hors la loi et indésirables, avec un amalgame volontairement entretenu entre immigration et délinquance. Ce qui permet de justifier la systématisation des OQTF. Nos voisins européens prononcent beaucoup moins ce type de mesures, moins du quart par rapport à la France."
Et d’ajouter : "Pour autant, la France a également un faible taux d'exécution des OQTF, moins de 10 %. Retours forcés, dispositifs d’enfermement, restrictions de liberté… Ce chiffre vient justifier à son tour de multiples réformes, avec des résultats loin des objectifs attendus, mais qui impactent fortement les droits fondamentaux des personnes en situation irrégulière, avec notamment une systématisation des interdictions de retour. C’est aussi une fabrique à sans papiers, qui bloque les démarches de régularisation et met au ban de la société ces personnes."
Mélanie Louis pointe également du doigt une "politique de surveillance", alors que la récente loi immigration portée par Gérald Darmanin a allongé de 1 à 3 ans "la durée exécutoire" des OQTF - "une période au cours de laquelle la personne peut être placée en rétention ou assignée à résidence en vue d’une expulsion forcée". Manque de protection des "personnes venant de pays en guerre ou avec des risques de traitements inhumains ou dégradants", "défaut d’examen des situations personnelles", "prétendue menace à l’ordre public, non caractérisée"… L’association dénonce aussi les pratiques des préfectures et des délais de recours "trop courts".
Contactée, la préfecture de Hauts-de-Seine n’a pas répondu à nos questions à ce stade. De son côté, la préfecture de police de Paris renvoie vers la Direction générale des étrangers en France (DGEF), un service du ministère de l'Intérieur, qui n’a pas répondu à nos sollicitations.
*Les prénoms ont été changés.