Au musée Fragonard, les "écorchés" d'humains et d'animaux se côtoient en vitrine

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Écrit par Pierre de Baudouin

Le musée de l’école vétérinaire de Maisons-Alfort compte parmi ses principales pièces des momies humaines réalisées par l’anatomiste Honoré Fragonard. Mais la collection, présentée comme un cabinet de curiosités, vise surtout à "comprendre la relation entre l'homme et l'animal".

Pour venir flâner devant les vitrines, il faut marcher jusqu’au premier étage d’un bâtiment situé dans l’enceinte de l’école vétérinaire de Maisons-Alfort (Val-de-Marne). Plafonds, peintures, décors… Depuis la rénovation du musée Fragonard en 2008, le visiteur est replongé dans une ambiance proche du début du XXe siècle.

Comme dans un cabinet de curiosités, la collection se démarque par sa profusion : on y compte 4200 pièces (dont beaucoup datent du XIXe siècle), pour une surface de 700 m2. "C’est impossible de voir toutes les pièces en une seule visite, explique Sébastien di Noia, directeur de la communication de l’école. On viendrait quatre fois de suite, on verrait des pièces différentes."

Squelettes, bocaux remplis de formol, organes séchés et résinés, naturalisations… Les vitrines sont pleines. La première salle est dédiée à la comparaison anatomique entre diverses espèces. Aux côtés des crânes de tortue, de porc, de requin, d’ours, de buffle ou encore de lion, on trouve aussi plusieurs crânes humains - dont un "européen", un "africain" et un "asiatique". "Ça en dit beaucoup sur l’époque, et la vision racialiste du XIXe siècle", commente Sébastien di Noia. Sont également comparés des appareils digestifs, des arbres bronchiques ou encore des systèmes cardiovasculaires.

Au fil des déambulations, certaines pièces se démarquent. Parmi les vitrines consacrées aux pathologies osseuses, on observe notamment les ossements de bovins usés et déformés par le travail. Au niveau des calculs (des formations calcaires trouvées dans l’organisme de ruminants par exemple, favorisées par l’absence d’eau courante), on aperçoit une boule de 11 kg découverte dans un cheval.

Les liens entre santé humaine et santé animale soulignés par la comparaison anatomique

Très souvent, les êtres humains sont comparés aux autres animaux. C’est entre autres le cas dans la partie du musée dédiée à la tératologie : une discipline de l'anatomie qui s'intéresse aux "monstres", aux malformations et aux anomalies. A proximité d’une brebis à six pattes, d’"animaux doubles", de cas d’hydrocéphalie (avec le crâne déformé) et de "cyclopes" (des spécimens touchés par une malformation congénitale qui se caractérise par la présence d’un seul œil au milieu du front, les deux orbites ayant fusionnées), on tombe également sur le moulage d'une main d'un géant du cirque Barnum, du XIXe siècle.

Sébastien di Noia évoque d’ailleurs le concept "one health" ("une seule santé") : "C’est une notion qui s’appuie sur les liens et les interactions entre la santé humaine et la santé animale. L’un apporte une compréhension à l’autre, et vice versa. Le concept est à la mode aujourd’hui mais le principe existe depuis longtemps, le musée en est le symbole."

La création de l’école vétérinaire de Maisons-Alfort (la deuxième école vétérinaire au monde, après celle de Lyon) remonte à 1766, sous l’impulsion de Louis XV et la direction générale de Claude Bourgelat, écuyer du roi. Depuis, l’établissement - classé aux Monuments historiques - n’a pas déménagé. Le "Cabinet du Roy", l’ancêtre du musée actuel, naît à la même époque, pour accueillir des éléments insolites d'anatomie destinés aux étudiants. Il s’agit de l’un des plus vieux musées de France.

Le musée, qui a été déplacé trois fois sur le site de l’école, n’a plus changé d’emplacement depuis 1902. Après une longue fermeture des années 1920 jusqu’aux années 1990, la collection rouvre en se tournant vers le grand public. "Auparavant, les étudiants venaient pour voir les modèles, qui présentaient un fort intérêt scientifique, raconte Sébastien di Noia. Mais les techniques d'enseignement ont changé, avec le numérique et la réalité virtuelle. Ils peuvent aussi s’entraîner sur des modèles en plastique aujourd’hui. Les étudiants sont par ailleurs devenus les guides du musée. La collection représente pour eux plus un objet de d'attachement ou de curiosité, plutôt qu'un lieu d'apprentissage."

Les "écorchés de Fragonard", l'anatomie mise en scène

Parmi les objets de curiosité, on trouve tout au fond du musée, dans une salle sombre cachée derrière une porte en verre teint, les "écorchés de Fragonard". Une vingtaine de modèles sont exposés. Ces momies humaines et animales, créés entre 1766 et 1771, sont l’œuvre d’Honoré Fragonard : un professeur et préparateur anatomique, directeur de l’école lors des premières années. Pour concevoir les écorchés, l’anatomiste se basait sur des petits modèles, avec peu de graisse, pour faciliter la dissection et l’embaumement.

Après avoir vidé le sang, Honoré Fragonard injectait dans les corps une mixture à base de graisse de mouton et de résine de pin, via le thorax. Les cadavres étaient ensuite plongés dans un bain d'alcool, puis séchés, peints, et enfin recouverts d’un verni à base de résine de mélèze. Une recette inspirée par l’enduit utilisé par son cousin, le peintre Jean-Honoré Fragonard, sur ses tableaux. Longtemps restées mystérieuses, ces techniques ont été analysées suite à la canicule de 2003, et la découverte de coulures provenant de certains écorchés.

Les corps, eux, provenaient d’animaux censés intégrer la ménagerie de l’école mais morts au cours de leur transport, et de personnes décédées "dans l'environnement de l'école". L’ensemble est aujourd’hui bien conservé dans la pièce la plus froide du musée. Les vitrines, qui protègent de la poussière et des visiteurs, maintiennent une température autour de 20 degrés maximum grâce à la climatisation.

Les modèles peuvent surprendre par leur "théatralisation", avec notamment "le cavalier" (qui monte un cheval momifié), l'homme à la mandibule (dont la mise en scène rappelle Samson et sa mâchoire d'âne dans la Bible), ou encore des pièces plus sensibles, comme un groupe de trois foetus dansants. "Il est allé loin dans son imaginaire, mais il y a une volonté scientifique, rappelle toutefois Sébastien di Noia. Fragonard a fait ses préparations dans un but pédagogique. Comprendre le corps implique du mouvement, plutôt qu'un corps inerte." A noter que l’anatomiste n’a pas laissé d’écrits.

Si certaines pièces peuvent sembler insolites, Sébastien di Noia souligne enfin le caractère "pédagogique et scientifique" de la collection : "Certains peuvent trouver ça difficile, on le comprend évidemment. Mais le but est d’aborder l'évolution de la science au fil des siècles et de comprendre la relation entre l'homme et l'animal, d’aller plus loin dans notre compréhension des corps et des espèces." Hors crise sanitaire, le musée accueille chaque année 10 000 visiteurs en temps normal, dont 40% d'étrangers.

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