Sous couvert d'anonymat, une infirmière du CHU de Nantes raconte sa nuit de galère au service des urgences. Au mois de septembre dernier, elle y est allée deux fois malgré l'avis contraire du 15 pour être finalement diagnostiquée d'une hémorragie interne au foie qui aurait pu lui coûter la vie. Un symbole des faillites du système de régulation des urgences selon les syndicats.
Au téléphone, la voix est posée.
Camille (c'est un prénom d'emprunt) l'avoue : peut-être sans ce sang-froid et sa connaissance professionnelle, elle ne serait plus là pour raconter ce qui lui est arrivé.
La jeune femme est âgée de 45 ans et exerce comme infirmière au sein du CHU de Nantes.
Les faits remontent à la fin de l'été dernier.
Un accident de trottinette
"C'était le 1ᵉʳ septembre 2024", se rappelle la jeune femme.
"Je suis tombée toute seule en trottinette dans un virage qui était mouillé, je suis tombée sur le flanc droit", témoigne Camille.
J'avais des hématomes un petit peu partout au niveau du bras, au niveau du flanc abdominal mais je n'ai pas perdu connaissance
Camilleinfirmière au CHU de Nantes
"J’éprouvais des douleurs qui arrivaient par pics, mais de façon assez espacée. Ce n'était pas une douleur constante à 8 sur 10 par exemple, mais c’étaient des douleurs espacées avec des pics qui pouvaient être présents pendant 3, 4, 5 minutes. Ça pouvait revenir un quart d'heure après", explique l'infirmière qui exerce elle-même au sein de l'établissement nantais.
"Je suis allée aux urgences du CHU de Nantes avec mon compagnon aux environs de 18h" se souvient Camille.
"Quand j'y suis arrivée, ils m'ont pris la tension et les constantes. C'était stable. Je n'étais pas tordue de douleur non plus sauf dans ces moments de pics où vraiment là, j'avais très mal" précise-t-elle.
"Ils ont fait une radio thoracique, ils ont vu qu'il n'y avait rien de cassé, et donc ils m'ont fait ressortir à 22 h 30, juste avec des antalgiques", assure la jeune femme.
Des douleurs qui s'intensifient
"L'interne que j'ai rencontré aux urgences m'a demandé si j'étais sujette aux crises d'angoisse" ce qui lui fait avoir "un doute sur la véracité des douleurs qui pouvaient survenir et qui repartaient".
La jeune femme explique qu'"ils ne voyaient pas l'intensité des pics quand ça arrivait."
De retour chez elle, les douleurs s'intensifient, les pics se rapprochent.
J'ai commencé à être prise de vomissements, ce qui n'est pas très bon signe quand on vient d'avoir un accident
Camilleinfirmière au CHU de Nantes
"Les douleurs se rapprochant et devenant de plus en plus intenses, de plus en plus dures à supporter" ajoute Camille, son compagnon finit par rappeler le 15 à 2 heures du matin pour demander un avis nous explique la jeune femme.
"Le 15 nous a demandé ce qui était noté sur le compte rendu des urgences", se souvient Camille.
"Il était marqué retour à domicile. Là, le 15 m'a dit, vous êtes tombée, oui ça fait mal, il faut patienter, ça va passer", affirme-t-elle.
"Je suis restée avec ma douleur qui devenait vraiment de plus en plus importante. Je n'ai pas réussi à dormir du tout de la nuit", raconte Camille.
Vers 5h du matin, ils décident tous les deux de rappeler à nouveau le 15 "pour leur dire que je n'arrivais plus à supporter la douleur", se souvient l'infirmière.
Le 15 ne voyait pas la gravité de la situation et ne voyait pas l'utilité de retourner aux urgences, sachant que j'y avais déjà été la veille, qu'ils avaient déjà fait une radio et que tout était normal.
CamilleInfirmière au CHU de Nantes
Une hémorragie interne décelée au second passage aux urgences
Camille se résout alors à repartir au service des urgences contre l'avis du 15.
"À 6 heures du matin, j'ai pris la décision de retourner quand même aux urgences, malgré les deux avis du 15. Parce que je savais qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas", confirme Camille.
"Arrivée aux urgences, ils m'ont installée sur un brancard, mise dans un box et ils ont commencé à faire des investigations un peu plus poussées que les constantes et la radio", témoigne la jeune femme.
"Ils m'ont fait une prise de sang qui a montré une hémoglobine basse. Ça montre qu'il y a un saignement qui est présent quelque part", ajoute-t-elle.
Une échographie révèle la présence de sang à l'intérieur de l'abdomen.
Ils m'ont fait un scanner abdominal et là, ils ont vu que le foie était déchiré en deux. Qu'il y avait un hématome de 14 cm à l'intérieur du foie et que je faisais une hémorragie interne
CamilleInfirmière au CHU de Nantes
C'est le début d'une prise en charge médicale au sein du CHU pour la jeune femme.
"Ils m'ont transférée en réanimation médicale où je suis restée une semaine. J'ai fait une semaine de réanimation médicale, trois jours de soins intensifs et après trois jours de chirurgie digestive", détaille Camille.
À la suite de cette hospitalisation, l'infirmière reçoit un arrêt de travail de quatre mois.
"J'ai juste repris mon travail début janvier avec des restrictions au niveau des aptitudes du travail", explique Camille.
La direction du CHU de Nantes que nous avons sollicité sur ce cas précis nous a répondu par écrit :
"Nous n’avons pas pour habitude de commenter les situations individuelles dans le cadre du respect du secret médical et de la vie privée de nos patients", explique la direction de l'établissement nantais.
Dans cette situation précise, il ne nous est par ailleurs pas possible d’instruire le dossier sans connaître l’identité du patient
Direction de la communication du CHU de NantesMail reçu le mercredi 22 janvier 2024
Un besoin d'alerter sur la situation des urgences
Avec le recul, Camille se veut philosophe : "Heureusement, je me suis fait confiance et je me suis dirigée de moi-même vers les urgences".
À l'époque des faits, le plan blanc qui active le deuxième niveau de sécurité des établissements de santé n'était pas encore activé au CHU de Nantes. Il le sera le 24 novembre face à un afflux de patients atteints du virus de la grippe.
Le plan blanc impose une régulation sur les urgences de 20h à 8h le matin. Les urgences sont ouvertes, mais pour y accéder, il faut obligatoirement passer par un appel au 15.
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"Avec la régulation qu'ils ont mise en place aujourd'hui, si ça avait été à ce moment-là, peut-être que je ne serais plus là aujourd'hui finalement", constate Camille.
Camille n'éprouve pas le sentiment d'avoir été victime d'une erreur médicale mais "d'une erreur d'évaluation de la gravité de la situation", affirme-t-elle.
C'est très difficile d'évaluer la situation d'une personne à distance sans la voir. Tout le monde ne va pas réagir de la même manière.
Camilleinfirmière au CHU de Nantes
"Il y a des gens qui peuvent rester calmes et posés alors que la situation est grave et vont peut-être minimiser en fait la description des faits, alors qu'au contraire, il y a des gens qui peuvent être dans des émotions un peu excessives et se manifester en criant, en hurlant, etc, alors que finalement, il n'y a pas grand-chose", analyse l'infirmière nantaise.
"Ce sont les limites du système de régulation", conclut-elle.
De son côté la direction du CHU de Nantes réaffirme l'intérêt du système de régulation : "L'activité de régulation est une activité qui existe de longue date et dont l’efficacité a fait ses preuves pour permettre aux patients de bénéficier de la prise en charge la plus adaptée à leur besoin et d'être orientés vers la bonne filière de soins", précise-t-elle dans la réponse écrite qu'elle apporte à nos questions.
Un cas qui n'est pas isolé selon les syndicats
Olivier Terrien, secrétaire général de la CGT du CHU de Nantes, confirme le témoignage de cette infirmière dont le cas a été évoqué lors d'une réunion avec la direction de l'établissement le 16 janvier.
"Elle nous avait déjà informés dès le mois de septembre au moment de son accident et on a suivi son hospitalisation puisqu'elle a fait un séjour en réanimation puis en soins intensifs après", confirme Olivier Terrien.
"Ce qui est véritablement scandaleux pour nous, c'est la façon dont les choses ont été régulées", continue-t-il.
On n'a pas affaire à un cas qui est isolé parce qu'on a différents témoignages sur ce registre-là. On voit que le 15 est complètement saturé, que la régulation se fait d'une manière approximative
Olivier Terriensecrétaire général de la CGT du CHU de Nantes
"Ce qui est véritablement scandaleux", souligne le responsable de la CGT du CHU de Nantes "c'est que cet agent a été obligé de rappeler à deux reprises les urgences à 2h et 5h le matin et que l'issue a été la même : on lui a dit que c'était un accident de la voie publique et que quand on chute, ça fait mal et que ça va se passer", dénonce-t-il.
"Si elle ne s'était pas rendue aux urgences, aujourd'hui, elle serait décédée", affirme le syndicaliste qui remet en cause les modalités des restrictions aux services d'urgence au CHU de Nantes.
Plus on va fermer la porte au niveau des urgences et plus on va être exposé à ce genre de situation parce que ce n'est pas par téléphone qu'on arrive à diagnostiquer un état de santé
Olivier Terriensecrétaire général de la CGT du CHU de Nantes
L'incident a eu lieu au mois de septembre alors que le plan blanc n'était pas déjà en place au CHU de Nantes. Pour autant, le syndicaliste pointe un système équivalent et compare les deux périodes.
"La situation que l'on vit aujourd'hui, c'est exactement la même que sur la période de septembre", affirme Olivier Terrien.
La direction du CHU de Nantes, de son côté, précise dans sa communication écrite : "La situation qui est décrite précède le déploiement de l’accès régulé la nuit aux urgences."
Aucun lien de cause à effet ne peut donc être réalisé avec le déploiement de ce dispositif porté par l’ensemble des établissements de santé du département qui disposent d’un service d’urgences, qui ne se limite pas au CHU de Nantes et qui a été organisé avec le souci de garantir une prise en charge de qualité
Direction de la communication du CHU de NantesMail reçu le mercredi 22 janvier 2024
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"Au mois de septembre, la situation était tout aussi préoccupante puisqu'on avait plus de 224 passages aux urgences sur la période estivale, sur le mois de septembre particulièrement", détaille le secrétaire général de la CGT du CHU de Nantes.
"Alors que sur la période du plan blanc, sur la période de grippe, on est monté à environ 180 à 200 entrées"; compare le responsable syndical.
On a une politique de santé qui est désastreuse. Sur les années à venir, on risque d'avoir de plus en plus de gens qui vont décéder chez eux
Olivier Terriensecrétaire général de la CGT du CHU de Nantes
"Il y a aussi tous ceux qui renoncent aux soins, qui meurent chez eux et qui ne sont pas comptabilisés", ajoute Olivier Terrien, "parce qu'aujourd'hui, il y a toute une population qui renonce aux soins, particulièrement les plus précaires", conclut-il.
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