Eléonore Duplay est journaliste à France 3 Pays de la Loire. Comme beaucoup d'autres, en Loire-Atlantique, elle a couvert la lutte des anti-aéroports à Notre-Dame-des-Landes. Et puis le projet de transfert a été abandonné et les alliés de la lutte se sont déchirés. La journaliste raconte.
"ZAD partout", le tag s'expose bien au delà des frontières de la Loire-Atlantique. L'acronyme de Zone d'Aménagement Différé désignant le projet de nouvel aéroport à Notre Dame-des-Landes, détourné pour devenir Zone A Défendre, est devenu un nom commun pour signifier un lieu occupé par des opposants à un projet d'aménagement. Ce que certains appellent aussi un grand projet inutile.
"Notre-Dame-des-Landes après la lutte" n'est pas un livre de plus sur cette lutte qui a fait de ce bocage au nord-ouest de Nantes, un camp retranché. Un camp retranché tenu pendant plus d'une douzaine d'années par une population bigarrée mais unie contre un ennemi commun, le projet d'implantation d'un aéroport, en remplacement de celui de Nantes Atlantique. C'est une enquête sur les lendemains de la victoire de ces opposants. Une victoire chèrement acquise mais un peu en trompe-l'œil.
Deux ans d'enquête
"J'avais le sentiment qu'il me manquait des pièces du puzzle" raconte Elénore Duplay qui a couvert avec ses collègues de France 3 Pays de la Loire ces années de lutte, et l'abandon du projet en janvier 2018.
"Des choses s'étaient jouées dans l'ombre. En traitant cette histoire au quotidien, on ne permettait pas au téléspectateur ou au lecteur de comprendre ce qui se passait. Il fallait remettre tout ça en récit."
Alors, la journaliste a décidé d'aller plus loin et d'investir de son temps personnel pour retourner régulièrement sur place et dans les administrations concernées. Avec dans l'idée, au fil des témoignages, d'en faire un livre.
"Notre Dame-des-Landes, après la lutte", sort ce jeudi 21 octobre aux éditions du Seuil. Un livre qui s'impose à tous ceux qui veulent comprendre ce qui s'est passé dans cette zone à décrire, tant les histoires humaines sont fortes et les rebondissements nombreux.
"Il y a eu les gagnants et les perdants"
Car l'après abandon n'a pas été simple, loin de là.
"Il y avait un gâteau à se partager" a pu constater Eléonore Duplay à propos des négociations destinées à "légaliser" les projets d'implantation de certains zadistes et à répartir les terres désormais libérées, le projet de transfert de l'aéroport de Nantes Atlantique ayant été abandonné.
Je voulais raconter aussi ce que ça peut coûter de vivre dans un endroit comme celui-là. Ce n'est pas simple la vie en collectivité avec des personnes de différentes sensibilités politiques."
Le conflit après le conflit, cette nouvelle page qui s'écrivait après l'abandon du projet a interpellé la journaliste qui évoque pour nous son enquête.
"Derrière la victoire, il y a la joie sur le moment, raconte Eléonore Duplay, mais très vite ressortent toutes les différences entre les protagonistes. Des gens qui avaient été des alliés pendant des années s'écharpaient par voie de presse ou de réseaux sociaux. On se déchirait aussi entre voisins de la ZAD. Une partie de la ZAD pensait qu'il ne fallait surtout pas négocier avec l'Etat (sur les projets agricoles) et partir avec panache en se faisant expulser. L'ACIPA (Association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d'aéroport de Notre-Dame-des-Landes) n'était pas d'accord avec cette stratégie. Il y a eu les gagnants et les perdants. Les expulsés se sont sentis lâchés par une partie du mouvement."
Et puis il y avait aussi ces agriculteurs qui n'avaient jamais lutté, qui avaient rapidement négocié avec Vinci, maître d’œuvre du projet d'aéroport, et qui, au final, se sont retrouvés à demander des droits sur les terres libérées, en concurrence frontale avec ceux de la ZAD.
"Le Premier Ministre Edouard Philippe souhaitait expulser quasiment tout le monde."
La journaliste a aussi rencontré les représentants de l'Etat et notamment Nicole Klein, la préfète de l'époque.
"Au sein de l'Etat, explique Eléonore Duplay, il y avait deux tendances. Celle de la préfète, Nicole Klein, de limiter les expulsions, de privilégier les négociations pour les implantations, dans un soucis d'apaisement. Et en face, la tendance incarnée par Edouard Philippe, le Premier Ministre, qui souhaitait expulser quasiment tout le monde. On avait déjà reculé sur l'aéroport, on n'allait pas, en plus, laisser des terres à des gens qui avaient combattu l'Etat !"
En cas d'abandon du projet, l'Etat craignait que ça reste une ZAD.
La journaliste raconte aussi comment, dans le plus grand secret, le ministre de la transition écologique, Nicolas Hulot, est venu en décembre 2017, avant l'abandon du projet, rencontrer des opposants, à la préfecture de Nantes.
Difficile de mettre en exergue un passage ou un autre tant on est capté par les personnalités fortes et parfois attachantes des protagonistes. La journaliste s'est passionnée pour son sujet, tout en conservant le recul nécessaire pour ne pas tomber dans le piège de la communication, pour un camp ou pour l'autre.
On sent à la fois un vrai respect pour les zadistes qu'elle a croisés, les opposants de la première heure que sont les agriculteurs locaux, mais aussi, dans le camp adverse, pour cette femme qui, au milieu de la tourmente médiatique et politique, a consacré son énergie à mettre de l'huile, non pas sur le feu, mais dans les rouages. Nicole Klein, la préfète de Loire-Atlantique est un personnage central dans les pourparlers qui ont suivi l'abandon du projet.
"Même entre les Palestiniens et les Israëliens, on organise des réunions !" remarque l'un des protagonistes pour souligner l'urgence de négociations en face à face, quand tout semble aller vers un affrontement généralisé.
On assistait à la naissance d'un espace de légende.
On est à la table des négociations à la préfecture, dans les cabanes de la ZAD, sur le bitume défoncé de la Route Départementale 281, coupée à la circulation par les occupants et symbole de la résistance. Avec Wilhem qui obtiendra finalement l’autorisation de s'installer et qui tente d'élever et protéger ses vaches et gueule contre les gendarmes qui défoncent ses clôtures. Et même la nuit, lors des règlements de compte entre zadistes, lorsque des épisodes moins glorieux s'écrivent.
"C'est un lieu de réflexion, de résistance"
Eléonore Duplay a voulu aussi savoir ce qu'est devenue la ZAD. "Une zone de militantisme actif, nous explique-t-elle en évoquant son enquête. Une zone d'expérimentation. Un certain nombre de projets mettent de l'argent dans un pot commun pour dépendre le moins possible des lois du marché. Des caravanes pourries (du temps de la lutte) ont été remplacées par des mobil-homes. C'est la conséquence du fait de ne plus être sous la menace quotidienne d'une expulsion par les gendarmes. C'est un lieu de réflexion, de résistance."
Quand l'ennemi commun disparaît, qu'est-ce qui lie tous ces protagonistes ? s'interroge la journaliste.
"Notre-Dame-des-Landes, après la lutte" aura sa place, tant dans les librairies alternatives comme celle de la ZAD, que sur les rayonnages des étudiants de Sciences-Po.
Au fil des personnages et des rebondissements, on se surprend même, parfois, à imaginer un film inspiré de l'histoire de ce qui fut la plus grande ZAD d'Europe.
"Notre Dame-des-Landes, après la lutte" aux éditions du Seuil. 240 pages. 18,50€.