Le projet de loi pour "sortir la France du piège du narcotrafic" a été adopté à l'unanimité ce mardi 4 février 2025 au Sénat. Parmi les 24 mesures, certaines inquiètent particulièrement les avocats. Ces derniers jours, ils se sentent attaqués par le gouvernement et certains magistrats.
Les avocats sont-ils dans le viseur du gouvernement ? C'est en tout cas ce que peuvent laisser à penser certaines mesures du projet de loi visant à lutter contre le narcotrafic, voté ce mardi 4 février 2025 au Sénat et certaines déclarations publiques. Pourtant, remettre en cause cette profession et sa déontologie nuit à la démocratie de notre pays, assurent deux avocats pénalistes que nous avons interrogés. Ils pointent du doigt un certain acharnement contre leur métier pour cacher un manque de moyens.
Le manque criant de moyens de la justice est le facteur majeur de son état de délabrement, dont les avocats ne sauraient être désignés responsables à la place de l’État. Nous ne serons pas les bouc-émissaires d’une justice qui s’essouffle.
Maître Sonia Ouled-Cheikh, avocate au barreau d'Aix-en-Provence et membre du bureau du conseil national des barreauxFrance 3 Provence-Alpes
Ce projet de loi vise à "sortir la France du piège du narcotrafic", établit comme ennemi public numéro un devant le terrorisme ces dernières semaines.
"Les droits fondamentaux menacés"
Parmi les mesures phares, la création d'un parquet national anticriminalité organisée, tout de suite adopté par le Sénat, le premier soir des débats. Sur le modèle du parquet financier et du parquet antiterroriste, il serait saisi des crimes les plus graves. Le ministre de la Justice, Gérald Darmanin, espère le voir opérationnel en janvier 2026 et a assuré qu'il serait installé à Paris "par défaut", même si Marseille avait été évoquée.
Pour Maître Sonia Ouled-Cheikh, avocate au barreau d'Aix-en-Provence et membre du bureau du conseil national des barreaux, cette "centralisation des affaires à Paris" fait partie des mesures contraires aux droits fondamentaux. Elle précise que les droits de la défense, le droit à un procès équitable ou au principe du contradictoire sont également menacés par la volonté d'aggraver les régimes de nullité par exemple ou encore la proposition d'allonger les délais de prévention provisoire.
Maître Cyril Ammar, avocat pénaliste au barreau de Marseille est du même avis : "je pense qu’il s’agit d’un projet de loi qui vient marquer un recul sur les droits de la défense et les droits fondamentaux des personnes suspectées dans ce cadre. Je pense notamment au renforcement de l’opacité des techniques spéciales d’enquête, l’ouverture à une technique de renseignement algorithmique".
"Un coup porté aux droits de la défense"
Concrètement, Maître Ammar évoque un article du projet de loi qui prévoit de maintenir les techniques d'enquêtes secrètes à la défense et donc, aux avocats. Il s'agit de la création d'un "coffre-fort" ou "procès-verbal distinct", qui ne figurera pas sur les dossiers de certaines procédures pénales. Un dispositif qui existe déjà en Belgique, présenté comme un moyen de cacher "aux trafiquants comment ils ont été interpellés" pour qu'ils ne puissent pas "s'adapter" par la suite, d'après les mots de Sophie Aleksic, magistrate, devant la commission d'enquête.
"On viendrait acter le fait que des éléments de la procédure qui est conduite à l’encontre d’une personne lui soient officiellement cachés (...) Il s’agit, de mon point de vue, d’un réel coup porté aux droits de la défense et au procès équitable dans la mesure où cette mesure viendrait marquer de plus fort une volonté de déséquilibrer la procédure à l’avantage du Procureur de la République", précise maître Ammar. Priver la personne suspectée de contrôler la régularité des mesures est synonyme de recul au niveau des droits et des libertés de chacun, résume-t-il.
Comment un justiciable peut-il se défendre contre une procédure à laquelle il n’a pas accès ? C’est inconcevable.
Maître Sonia Ouled-Cheikh, avocate au barreau d'Aix-en-Provence et membre du bureau du conseil national des barreauxFrance 3 Provence-Alpes
Maître Sonia Ouled-Cheikh s'inquiète sur le long terme : "aujourd'hui c’est débattu pour le narcotrafic, demain, cela sera étendu aux infractions de droit commun, les dérogations au droit commun finissant toujours par être étendues au droit commun".
"Tous les avocats ne sont pas bien intentionnés"
Mardi 28 janvier, le ministre de l'Intérieur, Bruno Retailleau a précisé, sur France 2, l'intérêt d'une telle mesure : "si vous versez ces techniques d'enquête au dossier des avocats, tous ceux qui ne sont pas bien intentionnés, notamment ceux qui défendent les mafieux, verront les techniques d'enquête".
Pour Maître Ouled-Cheikh, c'en est trop. "En affirmant que les avocats pourraient faciliter des activités criminelles, le ministre de l’Intérieur affaiblit la confiance envers la profession, ternit son image et son rôle de partenaire de justice, et compromet le bon fonctionnement ainsi que la bonne administration de la justice" juge-t-elle. Maître Ammar, lui, pense que ces propos, "qui ne sont aucunement démontrés par un chiffre ou un élément factuel", ne sont en fait pas adressés aux avocats, mais plutôt à "une partie de la population dont les pensées extrémistes ou complotistes se transforment en voix au moment des élections".
Nos gouvernants ont des propos irresponsables au regard de leurs fonctions, qui contribuent aux attaques dont fait l’objet la profession depuis plusieurs semaines. Ils participent ainsi à favoriser les comportements inacceptables qui se multiplient, et s’étendent à présent aux magistrats.
Maître Sonia Ouled-Cheikh, avocate au barreau d'Aix-en-Provence et membre du bureau du conseil national des barreauxFrance 3 Provence-Alpes
"Nous attendons d’eux une réaction rapide et ferme pour mettre fin à ce climat particulièrement inquiétant pour notre démocratie" s'indigne maître Ouled-Cheikh.
Pour Maître Ammar, le ministre de l'Intérieur entend "basculer vers un droit d'exception". Ces propos donnent à penser que "les personnes suspectées soient traitées différemment. Au nom de quoi ? De quel principe ? C’est l’État de droit qui prend un coup avec ces propos et ces idées".
"Fermer les yeux sur les irrégularités"
Autre mesure étudiée par le Sénat : "la lutte contre l'usage dévoyé des nullités de procédures". Concrètement, cela signifie que les regards vont être tournés vers les procédures dont les avocats révèlent les nullités.
Or, c'est là le cœur de cette profession, expliquent ceux que nous avons interviewés. Ils peuvent pointer du doigt les irrégularités d'un acte de procédure d'enquête par exemple. "Cela sert notamment à garantir la conduite d’une procédure équitable pour tout le monde, quelle que soit l’infraction concernée et quelle que soit la personne concernée" précise maître Ammar. Lorsque des irrégularités de procédures portent atteinte aux droits de la personne, elles deviennent des nullités. Or "le contentieux, les nullités et très largement encadré par la Cour de cassation" précise l'avocat au barreau de Marseille.
Le rôle de l’avocat est de s’assurer que la procédure conduite à l’encontre de son mandant respecte le droit au procès équitable, les droits de la défense et l’ensemble de ses droits et libertés. Sinon, que devrions-nous faire ? Fermer les yeux sur ces irrégularités pour la simple et bonne raison que le ministre de l’Intérieur a décidé de mener une guerre contre le narcotrafic ?
Maître Cyril Ammar, avocat au barreau de MarseilleFrance 3 Provence-Alpes
Ces nullités de procédure avaient déjà été "dénoncées" il y a moins d'un mois, par deux magistrats. L'un à Grenoble et l'autre, à Aix-en-Provence. Lors de la rentrée solennelle le 13 janvier 2025, le procureur général de la cour d'appel d'Aix-en-Provence avait déploré, dans son discours, que "l'argent et la drogue corrompent parfois les pratiques professionnelles" de certains avocats, qui utiliseraient "les voies de droit au mépris des principes de loyauté et du contradictoire" avec "des nullités fabriquées". Des propos qui avaient choqué les avocats. "Ces propos ne sont pas dignes de la justice", explique Maître Ammar.
"Il n'existe pas de nullité fabriquée, mais des nullités constatées par les juridictions comme autant de violations de la loi", détaille maître Ouled-Cheikh. D'autant plus que la décision de déclarer la nullité d'une procédure revient aux magistrats indépendants, rappelle-t-elle. Pour la membre du bureau du conseil national des barreaux, ces mesures et attaques cachent la problématique de fond : la justice manque de moyens. "Si une Cour audience une demande de remise en liberté devant la mauvaise juridiction, ce n’est pas la faute des avocats, mais bien du fait d’un manque de moyen de notre Justice".
La justice manque de moyens
Maître Ouled-Cheikh précise que les greffiers et magistrats "sont débordés" et "ne parviennent pas à répondre dans des conditions satisfaisantes aux politiques pénales engagées".
Tant que le budget de l’État sera ce qu’il est en France, l’un des plus bas d’Europe, aucune loi – aussi liberticide soit-elle – ne parviendra à enrayer le narcotrafic.
Maître Sonia Ouled-Cheikh, avocate au barreau d'Aix-en-Provence et membre du bureau du conseil national des barreauxFrance 3 Provence-Alpes
Elle souligne que ces mesures "créent des obstacles significatifs à l’accès à la justice et un affaiblissement des droits de la défense, dont l’exercice a valeur constitutionnelle, ce qu’il est bon de rappeler en ce moment".
Maître Ammar développe : "ce ne sont pas les avocats qui ne respectent pas les conditions et formalisme prévus par la loi, ce sont les enquêteurs et l’autorité judiciaire". Les moyens et la formation alloués à ces enquêteurs judiciaires sont donc également remis en cause.
Un projet de loi transpartisan
Si les avocats semblent choqués par certaines mesures de ce projet de loi, il est néanmoins transpartisan et ça, c'est historique. Cela signifie qu'il est proposé par un sénateur de droite et un sénateur de gauche. "La plupart" des dispositions font consensus, rapporte l'AFP, qui assure que ce texte devrait être adopté "très largement à la chambre haute", avant sa transmission à l'Assemblée nationale prévue au mois de mars. Parmi les autres volets : des mesures pour frapper les trafiquants "au portefeuille" en favorisant la lutte contre le blanchiment d'argent par exemple et en instaurant une procédure d'injonction pour richesses inexpliquées.
Pour Maître Ammar, certaines mesures sont une avancée historique. "C’est une loi bienvenue concernant le statut des repentis puisque la France est en retard sur ses voisins, et notamment l’Italie" explique-t-il. Il est prévu que ce statut soit accordé afin d'encourager les dénonciations de réseaux criminels. En revanche, l'avocat pénaliste au barreau de Marseille espère que l'État "assume son entière responsabilité" et adopte des mesures sans faire peser "le règlement de ce problème par la stigmatisation des avocats ou par un recul des droits et libertés de chacun d’entre nous".
Selon lui, "la défaillance de l'État et de la justice dans la lutte contre la délinquance retombe toujours sur les avocats", parce que c'est plus facile d'attaquer "ceux qui défendent". Maître Ouled-Cheikh rappelle que "la lutte contre le narcotrafic est un impératif de sécurité publique, mais il est primordial que la réponse ne se fasse pas au détriment des principes cardinaux de l’État de droit, de la justice et des libertés individuelles".
Plusieurs fois les avocats ont fait l'objet de "liste rouge". En juillet 2024, la diffusion sur les réseaux sociaux de noms d'avocats "à éliminer" suscite l'indignation. Le 21 janvier 2025, nos confrères de l'Opinion évoquent une liste d'une cinquantaine d'avocats pénalistes "accusés de s'affranchir de toute déontologie". L'association des avocats pénalistes réagit dans un communiqué : "nous ne pouvons laisser notre profession se faire insulter à longueur de déclarations publiques et d'interventions médiatiques".