Georges, 18 ans, est né à Beyrouth, ses parents sont d'origine libano-arménienne. Avec sa grand-mère Vanda, ils reviennent sur l'histoire de leur famille autour de la cuisine.
Parfois l’histoire se répète, selon d’autres schémas, d’autres causes, dans d’autres pays, mais qui mènent toujours aux mêmes conséquences douloureuses. La famille Georgian est de cette répétition. Elle rejoue éternellement l’exil. Au cœur de cette histoire, un pays, le Liban, un jour terre d’accueil, un autre jour terre à fuir.
Le récit de cette répétition pourrait commencer ainsi : il exista deux Georges Georgian. Le premier, le grand-père, meurt sous les bombes, à Beyrouth en 1976, juste devant chez lui, au milieu d’une guerre civile qui ravage le pays dans lequel sa famille arménienne était venue se réfugier. Le second, le petit-fils, adolescent de 16 ans, rêve de fuir le même pays, aujourd’hui encore en proie aux conflits régionaux et à la crise économique.
Une fuite du Liban pour arriver à Marseille
Entre les deux Georges, l’histoire a tissé un fil, une femme plutôt, une grand-mère, une épouse : Vanda. "Ma grand-mère est née au Liban, comme ses parents", raconte Georges.
Elle a grandi à Beyrouth, elle est née dans un camp de réfugiés arméniens, le Sanjar Camp. La famille vivait sous une tente, puis peu à peu, les tentes ont été remplacées par des murs en torchis.
Georgesdans "Souvenirs en cuisine"
"La vie dans le camp était malgré tout très belle, ils étaient dans leur communauté, soudés, liés par leurs fêtes et leurs coutumes, c’était joyeux, assure-t-il. Tout le monde s'entraidait, on partageait souvent les repas avec d’autres familles."
Dans les années 1970, Vanda quitte le camp pour se marier avec Georges. Quand l’homme qu’elle aime périt sous les bombes, elle n’a que 21 ans, elle est déjà mère de deux enfants. Elle ne se remariera jamais. Le deuil, comme une répétition.
Il y a dix ans, Vanda est partie du Liban pour rejoindre sa fille Lucy installée à Marseille depuis 2002. Mère et fille tiennent un restaurant sur les plages du Prado. La répétition de l’exil. Le recommencement, encore.
"Tu es Arménien, n’oublie pas qui tu es !"
En 1920, les grands-parents de Vanda fuyaient le génocide pour se réfugier au Liban. Ce ne sont encore que des enfants, âgés de 12 ans, orphelins, qui quittent leur village, à pied, puis pris en charge sur la route, par des familles qui avaient réchappé aux massacres. A la fin 1922, près de 12 000 Arméniens s’installent à Beyrouth. En 1929, ils sont 40 000 à vivre dans les camps.
Le Liban des années 1930 est sous protectorat français, les réfugiés arméniens obtiennent rapidement la nationalité libanaise et s’intègrent à la vie du pays. Cordonniers, ferronniers, cireurs de souliers, à Beyrouth peu à peu un quartier arménien sort de terre : Bourj Hammoud. Aujourd’hui, le Liban compte environ 150 000 personnes d’origine arménienne, le petit-fils Georges fait partie de cette communauté.
"Je parle quatre langues, l’arménien, le français, l’anglais et l’arabe, égraine-t-il. A l’école, on me répétait souvent : 'Tu es Arménien, n’oublie pas qui tu es !'" Depuis deux ans, Georges est scolarisé à Marseille où il apprend la cuisine.
"Je suis souvent inquiet pour eux"
Sa tante a remué ciel et terre pour lui obtenir des papiers, mais l’adolescent reste profondément attaché à son pays où réside encore son père et ses amis. "Je suis souvent inquiet pour eux, confie-t-il. Depuis l’explosion [du port de Beyrouth en 2020], là-bas, il n’y a plus de gaz, parfois plus d’eau ni d’électricité, plus aucun travail pour les jeunes comme moi, et l’Etat ne nous aide pas. Il n’y a plus de gouvernement, plus de Président, aucune sécurité."
"Quand l’explosion a eu lieu, j’étais tout proche du port, tout a tremblé autour de moi, j’ai pensé à une bombe atomique. Je ne voyais plus rien autour de moi. J’ai eu la peur de ma vie."
Georgesdans "Souvenirs en cuisine"
Georges appelle son père tous les jours. "C’est mon meilleur ami, mon père, glisse-t-il. Il me manque." Loin du Liban, à Marseille, Vanda et Georges reconstruisent leur vie, la grand-mère et le petit-fils, chacun trouvant du réconfort dans la présence de l’autre. Mais pourquoi deux Georges alors ? "Parce qu’il a les mêmes yeux !", dit Vanda. Cela valait bien le même prénom que son défunt grand-père. Un hommage et la promesse d’un souvenir vivant.
"J’essaie de lui faire oublier tout ce qu’il lui est arrivé dans sa vie"
“Ma grand-mère c’est comme un ange pour moi. Depuis que je suis petit, elle ne cesse de me dire : 'Vis ta vie, parce que la vie, elle est courte', explique Georges. J’essaie de lui faire oublier tout ce qu’il lui est arrivé dans sa vie. Ma famille, mes ancêtres, ils ont toujours essayé d’oublier leur malheur, ils ont vu des gens se faire tuer devant eux, je ne sais pas comment ils ont fait, mais ils ont réussi à vivre. Nous, on nous a toujours dit : 'N’oubliez pas votre culture, n’oubliez pas d’où vous venez', et c’est comme ça qu’on a grandi, et de génération en génération, c’est ce qu’on essaie de faire."
Sur les plages du Prado, le restaurant de la famille Georgian se nomme La Rocha. De l’autre côté de la Méditerranée, au large de Beyrouth meurtrie, deux grands rochers continuent de se dresser hors de l’eau. Deux îlots calcaires qui selon la légende mythologique sont les restes pétrifiés d’un monstre marin que Persée tua pour sauver Andromède son épouse. Ici aussi, l’histoire d’un combat fondateur et d’un amour qui se perpétue.
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