À Marseille, une équipe spécialisée de soins infirmiers précarité s'occupe de personnes en situation de grande détresse ou très démunies. Elsa est l'une des infirmières du dispositif. Nous l'avons suivie.
8h30, devant le CHRS de la Minoterie (15ᵉ arrondissement), Elsa, infirmière de l’équipe spécialisée de soins infirmiers précarité (Essip), s’apprête à commencer sa tournée. L’Essip dispense, sur prescription médicale, des soins infirmiers et d’accompagnement, à des personnes en situation de grande précarité ou à des personnes très démunies. Elle intervient obligatoirement à domicile, peu importe la "forme" de l’habitat (CHRS, hôtels, squats, habitats insalubres, centre d’hébergement pour migrants…).
"Ce qui prime, c’est la personne humaine, qui que tu sois, ou que tu sois"
Dans ce centre d’hébergement, des hommes gravement vulnérables, dont les places sont régulées par le 115. "Tous étaient à la rue, retrouvés dans des états pitoyables", souligne Elsa. Direction l’infirmerie, elle retire sa doudoune noire pour laisser apparaître un pull en mailles. Ici, elle prend en charge trois patients. Le premier, Mehdi*, victime d’un infarctus. Cet ancien boxeur, père de cinq enfants, se retrouve seul face à lui-même. Elsa refait le pansement d’une plaie au thorax et lui donne ses médicaments. Dix minutes de soins, durant lesquelles l’échange verbal a toute son importance. Car le soin ne s’arrête pas aux gestes. L’écoute active fait partie de la prise en charge. Malgré son français imparfait, Mehdi énonce des plaintes sur celui qui partage sa chambre et parle de ses enfants.
Elsa a 60 ans et vient du 93. Jusqu’à ses 38 ans, elle travaille dans les bureaux. Secrétaire, comptable, secrétaire de gestion… Elle enchaîne les contrats. Jusqu’au jour où elle décide de s’orienter dans le soin. À 40 ans, elle passe le concours d’infirmière, à 43 ans, elle sort diplômée de l’école. Pendant dix ans, elle travaille en HAD (hospitalisation à domicile), à Paris, avant de déménager à Marseille. Elle travaille quatre ans au SMPR (Service médico-psychologique régional) des Baumettes. "Les invisibles me plaisent, ceux qui ont tout perdu, sont abandonnés de tous", raconte Elsa.
Le plus important, c’est le non-jugement de l’autre. Ce qui prime, c’est la personne humaine, qui que tu sois, ou que tu sois.
Elsa, infirmière de l'équipe de précarité
Voilà deux ans maintenant, qu’elle fait partie de l’ESSIP.
"Il ne parlait plus et ne marchait plus"
Youcef*, lui, est psychotique. Toutes les deux semaines, il va à l’hôpital pour être hospitalisé. Assis sur son lit, il salue Elsa. Dans la chambre, une odeur de cigarette plane dans l’air. Avec ses mots, l’infirmière interroge Youcef sur sa prochaine hospitalisation. Capuche vissée sur la tête, le jeune homme ne semble pas comprendre l’intégralité des propos d’Elsa. Elle lui donne ses médicaments, s’assure que tout va bien, et se dirige vers la sortie. Retour au bâtiment B pour le dernier patient. Mr B., âgé de 78 ans, est arrivé au CHRS dans un état bien différent. Si aujourd’hui il marche – aidé de béquilles – et est autonome, ce n’était pas le cas avant d'intégrer le CHRS. "Il ne parlait plus, ne marchait plus, et avait besoin d’une aide à la douche", explique Elsa, heureuse de constater l’amélioration de sa situation.
Au volant de sa voiture de fonction, une Fiat blanche, Elsa se rend chez son prochain patient, un psychotique d’origine Nigérienne. "Dans son pays, il était attaché à un arbre du village pendant des années, car il est schizophrène", raconte, Elsa. Avant de rejoindre son logement, elle s’assure de sa présence via un coup de téléphone. Avec un anglais approximatif, mais qui permet la communication, elle prévoit un nouveau passage dans l’après-midi. Le prochain patient est hébergé chez une connaissance, à Font-Vert (14ᵉ arrondissement). Yassine* est diabétique et s’est fait amputer de deux orteils au pied droit. Assis sur le bord de son lit, il attend ses soins. Dans cette chambre de prêt au rideau et tapis Spiderman, le bureau est une véritable infirmerie. Elsa prépare tout ce dont elle a besoin pour refaire le pansement. Au bout du lit, elle s’accroupit, et entretien une discussion avec Yassine tout au long du geste.
"Si on n'est pas là, qui le fait ?"
Tous ces patients, ils n’ont pas l’aide médicale de l’État et sont orientés par les Pass de ville ou les assistantes sociales des hôpitaux. En majorité, des Pakistanais, des Algériens, des Comoriens, des Nigériens, de Roumains, des Albanais et des Arméniens.
Nous, on travaille uniquement les invisibles. Si on n’est pas là, qui le fait ? On s’occupe de ceux qui n’ont pas accès aux soins.
Elsa, infirmière de l'équipe précarité
Avec tous ces patients, créer une relation de confiance est primordial. Pourtant, au départ, elle est bel et bien inexistante. "La santé pour eux, ce n’est pas la priorité. Mais c’est d’avoir un toit et à manger. Au départ, il n’y a pas d’affect et pendant longtemps, on reste des étrangers pour eux. Mais le temps fait les choses, et ce temps, il ne se mesure pas dans des cases et des tableaux Excel", souligne l’infirmière. Mais elle insiste sur le fait que le soin passe aussi par la création d’un lien social, médical et même affectif.
Le soin, c’est comprendre l’autre dans sa globalité. On n’a pas la même culture, les mêmes codes. Eux, ils viennent d’arriver en France.
Elsa, infirmière de l'équipe précarité
"Si on ne les accompagne pas, ils n’ont pas accès aux soins"
Lors de nos échanges, Elsa précise que l’une des priorités de leurs soins, est d’accompagner les patients lors de lors rendez-vous médicaux. "Ça fait partie intégrante de ce que l’on fait avec eux. On est référents, on a des comptes rendus médicaux… Ça permet un meilleur suivi." Elle ajoute que malgré la barrière de la langue, une connexion existe entre les soignants et les soignés. "On a toute une communication non verbale, qui passe par les regards, les gestes, qui fait que l’on se comprend, même si on ne parle pas la même langue." Cette connexion qui permet aux infirmières de l’ESSIP d’être un lien entre les professionnels médicaux et les patients.
"Ils n'ont pas de papier, ni d’AME. À l’hôpital, ils ne les considèrent pas. Si on ne les accompagne pas, ils n’ont pas accès aux soins.
Elsa, infirmière de l'équipe précarité
Comment fait-on, pour se blinder face à tant de détresse et de précarité ? Si quand elle travaillait en HAD et aux Baumettes, elle se disait qu’elle allait sauver le monde, depuis qu’elle est à l’ESSIP, sa mentalité a changé. "Je suis plus la même personne. Maintenant, je lâche. Je me dis qu’on a fait ce qu’on a pu à notre niveau et j’accepte de baisser les bras, confie Elsa. Ce qu’on a fait, c’est déjà bien." Pour illustrer sa vision des choses, elle prend l’exemple d’un jeune homme de 22 ans qui s’est fait poignarder et qui a frôlé la mort. "Je lui ai dit que ce n’était pas parce qu’il ne parlait pas bien français et qu’il n’avait pas de papier, qu’il ne pouvait pas porter plainte. Il m’a dit qu’il avait engagé la procédure. J’avais gagné ma journée en faisant ça. Ce qui me plaît le plus, c’est quand ils disent merci. Ce n’est pas de la reconnaissance, c’est un vrai merci."
L’ESSIP est financée par l’association SAJ, créée en 2003, subventionnée par l'ARS.
*Les prénoms ont été modifiés.