Après avoir suivi ce procès hors norme pendant près de quatre mois, nous avons voulu comprendre comment cette affaire des viols de Mazan a ébranlé le pays, bousculé la société, et libéré la parole. "Enquêtes de région" livre le témoignage de personnes intimement touchées par cette histoire.
Le 2 septembre, jour de l’ouverture du procès, les Français découvrent l’horreur. Celle vécue par une femme, Gisèle Pelicot. Violée et droguée pendant près de dix ans, par son mari qui la livrait à des inconnus, recrutés sur internet.
Dès sa première prise de parole, cette septuagénaire a surpris la planète. En refusant le huis clos, Gisèle Pelicot a mis un miroir devant la société. Elle a réveillé une mémoire collective, un besoin de parler. De Mazan à Marseille, en passant par Avignon, nous avons rencontré des femmes et des hommes qui ont été profondément touchés par cette affaire.
Une chanson sans peur
Dans la petite ruelle Chape, du 1er arrondissement de Marseille, résonne un chant. "Canciòn sin Miedo", une chanson sans peur en français. La chorale Tutte Quante répète avec énergie, car bientôt, elle chantera sous les fenêtres du tribunal d’Avignon.
"Un petit signe de solidarité" pour Gisèle Pelicot, explique Lise Massal, la cheffe de cœur. Tutte Quante, c’est une chorale de femmes. Leur répertoire, des chants populaires écrits par ou pour des femmes, souvent invisibilisés dans la transmission orale.
"On imagine qu’une femme doit chanter de manière jolie, policée. Tutte Quante cherche une puissance d’expression. On est des femmes et on chante fort", explique Lise.
On fait écho à cette parole que Gisèle Pelicot ose prendre, elle n’a pas voulu se cacher, elle a tout mis sur la table.
Lise Massal, cheffe de choeur de la chorale Tutte Quante
"On a cru qu’on était des femmes libérées"
Patoue est l’une des choristes. Elle est discrète, mais donne de la voix : "dans notre culture bourgeoise, on n'est pas amené à parler fort, à faire résonner notre voix, et on se rend compte qu’on est puissantes et qu’on ne le savait pas".
Patoue est émue. Chanter pour Gisèle Pelicot, ce n’est rien, surtout quand on n'a jamais manifesté de sa vie. Si cette choriste est aussi touchée, c’est que le courage de Gisèle Pelicot a réveillé des souvenirs : "il y a des choses que j’ai tues dans ma vie, et cette femme, elle me permet au moins de me le dire à moi-même. Je ne me suis pas défendue, et elle, elle le fait." Patoue voudrait " la remercier, c’est énorme ce qu’elle fait pour nous Françaises. On a cru qu’on était des femmes libérées, mais pas tant. On vit dans un pays où les hommes ont du mal à nous respecter". "Elle fait entendre sa voix, elle s’est jetée dans l’arène, fragile et démunie. Nous, on est ensemble, c’est ça Tutte Quante. Alors on chantera pour elle."
Une autre choriste s’avance vers nous : " j’aimerais parler s'il vous plaît." Emilie fait partie de la chorale marseillaise depuis 4 ans. Elle aussi est profondément touchée par ce qu’il se dit à quelques kilomètres de là, au sein de la cour criminelle de Vaucluse.
"Dès que le procès a commencé, ça a remué en moi une histoire personnelle", confie-t-elle.
Parler c’est difficile. Et de voir Gisèle Pelicot se battre debout, ça me redonne espoir de peut-être un jour parler
Une choriste
L’affaire Pelicot a réveillé une mémoire collective. Les femmes ont le souvenir, la sensation, la peur, et pour certaines le traumatisme vissé au corps.
"Je la vois comme un symbole de lutte pour nous les femmes. Elle va nous permettre d’avoir un après, j’y crois beaucoup", conclut Emilie.
"Je n'ai pas à avoir honte"
L’après, c’est peut-être maintenant. En tout cas, pour certaines femmes, c’est en chemin. Le chemin de la reconstruction, c’est Latika qui nous le montre. Et c’est à Mazan que cette mère de 3 enfants se reconstruit, là où le pire côtoie le meilleur.
Latika a fui un mari violent en 2019. Pendant dix ans, elle a vécu avec les menaces, et la crainte de la soumission chimique. Pour, elle aussi,, l’affaire Pelicot a fait l’effet d’un déclic dans sa vie. Elle a décidé de parler, de témoigner. "J’ai vu son courage de suite. Elle est arrivée la tête haute en disant qu’il faut que la honte change de camp", explique-t-elle. "Moi j’ai eu honte, et je n’ai pas pensé un instant que ce n’était pas à moi d’avoir honte".
Gisèle Pelicot aurait-elle renversé la vapeur, changer le sens de la marche de la société ? Elle a tout cas donné du courage aux victimes. "Je me suis dit, je n’ai plus de raison de me cacher, je suis soutenue. Je n’ai pas à avoir honte, j’ai été une victime, et je suis en train de me reconstruire", confie Latika. Elle a même rencontré Gisèle Pelicot, au détour d’un chemin, proche de la ferme associative de Mazan, là où elle se reconstruit. Gisèle l’a dit en audience, elle marche beaucoup, et même pendant le procès, elle a continué à arpenter les sentiers qu’elle connaît par cœur.
"C’est une personne gentille, et douce. Elle nous a encouragées" raconte Latika. "Et je me suis dit, je vais faire de mon mieux, je vais rouvrir ma plainte qui était classée sans suite".bMais Latika n’a pas de preuve : "j’ai tenté, et je suis fière de moi de l’avoir fait".
Les hommes se questionnent
L’affaire des viols de Mazan bouleverse, et bouscule dans son intimité. Et cela concerne aussi les hommes. Le procès Pelicot, a rappelé à chacun qu’il existait une culture du viol en France et ailleurs. Des questions se posent : sont-ils tous coupables ?
Dans la salle des pas perdus du tribunal d’Avignon, les hommes se font rares dans le public. Mais nous avons rencontré Marc, et Ludovic. Tous deux assistent aux audiences de manière très assidue. À voir tous ces accusés qui se présentent chaque jour au tribunal, ils s’interrogent.
"Comment ces hommes sont-ils tous devenus des violeurs ? Ça me taraude" se questionne Ludovic. "J’ai entendu une fois une dame dire que tous les hommes sont des violeurs. Je ne suis pas du tout d’accord avec ça, je suis là pour montrer le contraire", explique-t-il.
Marc lui, se remet en question. "Rétrospectivement, je me dis, il y a une ligne rouge, et dans ma vie j’ai pu parfois être proche de la ligne rouge". Marc est remué, "en tant qu’homme". Alors, il vient, le plus souvent possible, pour "témoigner de son soutien à la victime".
La culture du consentement, enfin ?
L’après Mazan, s’il y en a un, sera-t-il écrit par la jeunesse ? Par cette génération née au cœur du mouvement #Metoo ? Selon la sociologue Véronique Le Goaziou, ce n’est pas pour demain. "Nous sommes héritiers de décennies de culture genrée, où l’on a considéré que le corps de la femme pouvait être un terrain de jeu", explique-t-elle.
La chercheuse rappelle, que l’affaire de Mazan est celle d’ "hommes ordinaires, des bons époux, des bons pères de famille, qui ne se sont pas posé beaucoup de questions avant de laisser libre cours à leurs pulsions."
La sexualité touche à des sujets complexes, à l’intime, et au politique aussi. Donc il n’y aura pas de boutons On/Off, cela prendra du temps.
Véronique Le Goaziou, sociologue
À la culture du viol, Véronique Le Goaziou oppose la culture du consentement. C’est ce vers quoi la société doit tendre, et ce, dans les "comportements ordinaires" : "nous devons nous assurer que le lien que nous voulons nouer avec l’autre, que ce soit en matière de sexualité ou dans d’autres domaines, est véritablement basé sur le désir de l’autre". La porte du tribunal s'est refermée, depuis maintenant un mois. À nous, collectivement, de prendre le relais.