Ils ont leur propre jargon, hermétique au "gadjo", à "l’étranger". Ils disent "traverser" pour rejoindre le Continent. Un "métier" est une activité, comme le "manège" ou la "boutique". Les forains partagent le même langage d’un bout à l’autre de la France. En Corse aussi.
30 à 40 familles en Corse
Peu connus, ils représentent selon les sources entre 30 et 40 familles, dont certaines sont installées dans l’île depuis des décennies, à l’image des Degray. Le père, Jean-Roland, est arrivée en Corse il y a 29 ans après avoir sillonné les Alpes. Il y a découvert "un esprit de famille qui ressemble à ce qu’on trouve chez les forains", suffisamment pour poser ses valises et se mettre à parcourir les fêtes de village, les bals, les foires "surtout en montagne, dans les petits ‘pays’ où on n’avait plus vu de forains depuis des années".Ca n’a pas été sans mal : le couple Degray peine à gagner un Smic, Jean-Roland est même contraint, quelques mois, à se faire chauffeur de bus pour pouvoir gagner sa vie. Aujourd’hui, il est à la tête de dix-sept salariés à plein temps et s’est diversifié : il continue à "monter" pour les foires et les bals mais loue des chapiteaux et sert surtout d’intermédiaire entre les maires et les forains qui voudraient poser leur manège dans une commune, le temps d’un bal ou pour quelques journées de vacances scolaires.
Portrait de forains
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© A.ALBERTINI
Repoussés à l’extérieur des villes
Les temps sont durs, pour les forains. Les mairies acceptent avec de plus en plus de réticences leurs manèges, vestiges d’un temps où les gosses des villages les attendaient avec autant d’impatience que leurs parents guettaient le traculinu – le colporteur."Les communes nous repoussent vers l’extérieur, à la périphérie, parfois à des endroits où l’on ne peut venir qu’en voiture, ce qui limite la clientèle : on a moins d’enfants. On peine à joindre les deux bouts" explique Greg, un forain… corse ! Sa famille, originaire de Bustanicu, est fixée dans la plaine de Montemaggiore, en Balagne, mais il est sur la route "pratiquement tout le temps, été comme hiver" et trouve que les temps sont de plus en plus difficiles.
Portrait de forains
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Spéculation et paperasse
Longtemps, les forains ont pu compter sur les terrains privés loués par des particuliers. Cela aussi a changé. "A cause du boum immobilier, avance Greg. Les gens construisent, les terrains deviennent rares". Et les autorisations de se poser pour quelques jours aussi, sans compter la paperasse.A Corte, sur la RN200 où un petite fête foraine doit durer un mois jusqu’à la mi-octobre, il a fallu faire signer les autorisations des privés, effectuer les demandes de raccordement au réseau d’eau, d’électricité, faire viser les contrôles techniques en règle de chaque attraction. "Et le plus souvent, il faut aller très vite, faute de quoi, on ne peut pas s’installer et on doit trouver autre chose ".
Portrait de forains
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A l’école de la vie
Tous les forains assurent ne pas compter leurs heures. Monter le manège. Le démonter. Rester parfois bloqué par la neige sur une route de montagne. Les casses mécaniques, la débrouille à chaque virage : tout cela fait partie de leur quotidien. Et puis il y a l’école, où l’on doit inscrire les gamins le temps de la fête foraine. "Ca se passe plutôt bien, d’après Roland, le fils de Jean-Roland, sauf quand on doit faire accepter sept ou huit gosses dans une petite classe unique d’un village de montagne. Un peu plus compliqué…"Roland est allé jusqu’au bac, ce qui fait de lui une exception dans le monde forain. La plupart s’arrêtent après le collège, où ils sont souvent placés en internat. Tous, un jour ou l’autre, veulent reprendre la route et retrouver "l’esprit de liberté de cette vie, et un métier où l’on offre du rêve à des enfants". Même quand les parents décrochent, comme ceux de Titi dont le père a repris un hôtel-restaurant, les enfants poursuivent le chemin tracé par des générations de forains avant eux. "C’est dans mon sang, dit Titi, mon fils a quatre ans et il ressent la même chose, nous travaillons dur, nous aimons forcer, tirer des câbles, trouver des solutions quand on est devant un problème".
Portrait de forains
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© A.ALBERTINI
La liberté, vraiment ?
C’est le "paradoxe forain" : une vie de "liberté" revendiquée que n’importe quel sédentaire trouverait atrocement contraignante, avec ses journées commencées à l’aube pour installer les manèges et terminées bien après la tombée de la nuit, ses longs trajets le mercredi pour profiter du jour de congé des enfants et tailler la route vers le prochain village, la prochaine école.Pour se rendre l’existence un peu facile, certains ont développé une science et un art incroyablement sophistiqué – sans toujours avoir fréquenté les bancs de la communale. Chez les Degray par exemple, on a construit un parc d’auto-tamponneuses entièrement automatisé rangé dans une remorque. L’engin est monté sur vérins et se déploie en une heure comme un immense jeu de construction, là où il fallait un jour pour le monter autrefois.
Forain un jour…
On ne quitte jamais vraiment l’univers forain, même lorsque l’on décide de quitter la route. William Dumas a fait le grand saut par choix, il y a une dizaine d’années. Ce forain pur jus était un pilier de la communauté en région parisienne. Il s’est fixé en Corse, y a apprécié le climat et les gens. Sur la place Saint-Nicolas, ses jeux gonflables régalent les gosses et à quelques kilomètres de là, un parc fermé de jeux pour enfants ne désemplit pas. "Je reste dans le même secteur, je ne voyage plus mais c’est toujours à peu près le même métier" dit-il.Regrette-t-il son choix ? "Non. Ni ce que j’ai fait avant, ni ce que je fais maintenant. C’est juste une vie différente." Il se souvient de la "liberté d’avant" mais ne renie rien de ses choix. Et puis, les forains, ils ne les a pas vraiment quittés. "On se revoit, ici ou sur le Continent, on se retrouve pour les fêtes, on s’appelle, on se tient au courant des dernières nouvelles. On ne cesse jamais vraiment d’être forain".