
Avec La vie ou la pluie, son premier long métrage, Lavinie Boffy s'est fait une place dans le monde du cinéma insulaire, farouchement masculin. Le festival de San Diego vient de lui décerner un award. Rencontre avec une femme qui sait ce qu'elle veut. Et qui l'obtient. Peu importent les obstacles.
A plus de 9.000 kilomètres de San Diego.
Et à mille lieux d'imaginer la nouvelle que contenait le mail qu'elle était en train d'ouvrir.
L'IndieFest film Awards venait de lui remettre le prix de la meilleure réalisatrice ("woman filmmaker award of merit").
"Je ne savais pas trop quoi en penser, ça m'a tellement surprise ! J'étais seule au village, et ça semblait tellement improbable, décalé. Mais ça m'a fait vraiment plaisir, que le film ait été vu, aux Etats-Unis, alors que nos cultures sont tellement différentes. Et surtout qu'il ait été apprécié, que les gens aient été touchés au point de lui décerner un prix..." Lavinie Boffy a le triomphe modeste. On sent une satisfaction, légitime, mais guère plus. Rien de personnel, malgré un prix qui salue son travail plus encore que le film.
Surtout la joie, teintée de soulagement, de voir que son film continue d'être vu...
Une ode à la femme corse
Le film, c'est La vie ou la pluie, sorti au printemps dernier.Un long métrage de fiction, mais qui trouve sa source dans l'histoire de Lavinie Boffy, et celle des femmes qui l'ont entourée, avec lesquelles elle a grandi, qu'elle a observées, aimées, et questionnées.
Une ode à la femme corse, à toutes ces femmes qui ont dû apprendre à vivre au sein d'une société faite de non-dits et d'interdits.
Intervenants - Lavinie Boffy, Réalisatrice de "La vie ou la pluie" ; Pierre Gambini, Producteur de "La vie ou la pluie". Equipe - Marc-Antoine Renucci ; Franck Rombaldi
Un film de femmes, réalisé par une femme, et récompensé d'un prix réservé aux femmes...
Si cela peut sembler cohérent, c'est surtout un peu réducteur à une époque où les cases de ce genre sont perpétuellement remises en question.
"Généralement, je trouve cela affreux, quand on parle de films de femme. Ca a commencé dans les années 70, avec Chantal Akerman, et toute cette mouvance... Mais c'est affreusement réducteur ! Un film, c'est une création artisitique, une création artistique c'est une pensée, et une pensée, cela n'a pas de sexe !" Lavinie Boffy marque un silence, qu'on interprète comme la tentation de modérer un peu ses propos. A tort.Une création artistique, c'est une pensée, et une pensée, cela n'a pas de sexe !
"En fait, je trouve ça complètement con".

"Mais on en est là, finalement. Même si je trouve ça con, on est obligées de faire avec les codes de notre société. Une société où les femmes ont du mal à avoir ce poste. Sur un tournage, c'est pyramidal. La mise en scène, c'est le plus haut poste, et tout le reste de l'équipe se met à sa disposition.
C'est un poste de pouvoir, et les femmes ont énormément de mal à l'occuper. Alors tout ce qui donne un peu de place aux femmes, tout ce qui nous permet d'arracher un petit peu de pouvoir, il faut le prendre..."
Ces derniers mots meurent dans un rire presqu'enfantin. Comme pour dédramatiser leur ton.
Lavinie Boffy sait de quoi elle parle. Elle est la première femme en Corse à réaliser un long-métrage.Tout ce qui nous permet d'arracher un peu de pouvoir, il faut le prendre
Mais pas la première réalisatrice.
Elle s'empresse de le préciser, presque gênée.
"Y en a eu d'autres, plein !"
Et quand on lui rétorque que jamais aucune n'a mis en scène un long-métrage de fiction, cela ne la fait pas dévier pour autant de sa route. "Mais le désir était là ! Elles n'ont pas eu les moyens, voilà tout. Dans les années 70, 80, des réalisatrices, on n'en manquait pas. Mais elles ont dû s'arrêter aux documentaires, aux court-métrages. Et c'est compréhensible.
On ne leur faisait pas confiance. Personne. Alors elles s'épuisaient. On s'épuise, dans ces cas-là. Et on finit par renoncer. Il faut dire aussi qu'il n'y a pas des masses de productrices. Là aussi, ce sont les hommes qui ont le pouvoir. Moi, contrairement à elle, j'ai eu la chance de rencontrer Pierre Gambini..."

La première réalisatrice de long-métrage en Corse
Pierre Gambini, chanteur, musicien, compositeur de musiques de films et de séries, dont celle de Mafiosa...
Et producteur de La vie ou la pluie.
"Quand j'ai lu le scénario, qui était formidable, ma première réaction a été de me dire qu'elle était folle ! Je me suis dit que jamais j'arriverais à produire un truc pareil, vraiment. Je me demandais comment on pouvait réunir un financement pour un truc aussi ambitieux. Et puis elle m'a rassuré, elle avait beaucoup réfléchi au film, elle l'avait dans la tête..."

Ce prix, c'est un adoubement pour Lavinie Boffy.
Un adoubement, mais également une revanche, nous confie Pierre Gambini.
"Le tournage a été très compliqué pour Lavinie, elle a dû subir des comportements de gens qui, évidemment, pensent qu'ils ne sont pas sexistes, mais qui le sont dans les actes. Qui ont du mal à être dirigés par une femme. Alors le prix de la meilleure réalisatrice, ça doit avoir un goût particulier pour elle, aucun doute. Ca a été rude, vraiment, mais il en est ressorti de belles choses".
Lorsque l'on aborde le sujet avec Lavinie Boffy, on est étonné par le ton de sa voix, dénué de toute rancoeur ou de colère. Et pourtant, il y aurait de quoi.Si un réalisateur arrive et pique une colère, tout le monde se met au pas. Si c'est une femme, tout le monde dit que c'est une folle hystérique.
"On a beaucoup souffert sur le tournage, je vous dis pas. Ce qui était difficile, c'était de gérer..."
Une hésitation.
"Pas tout le monde, Dieu merci, mais il suffit de quelques personnes pour briser une équipe. Qui travaillent dans votre dos pour que ça se passe mal. Qui sous-entendent que si vous êtes là, c'est parce que vous avez couché avec le producteur. Ou qui le disent, tout simplement.
Tout était remis en cause. Tout. Parce que j'étais une femme. Mes choix, ma manière de travailler, mon comportement.

"Je filme beaucoup, je prends la caméra, et ça rendait dingue certains techniciens. Ils refusaient de me la laisser, alors que je suis sensée faire ce que je veux...C'étaient des batailles complètement stupides. Et interminables. Mais il n'y a pas que de la misogynie. Il y a parfois de la jalousie, c'est compréhensible, parce que le gâteau est tout petit en Corse, il n'y a pas assez d'argent pour tout le monde, dans ce milieu, et ça rajoute des tensions."
Cette expérience, pénible, n'a pas convaincu Lavinie Boffy de jeter l'éponge.Sur un tournage, les techniciens sous-entendent que si vous êtes là, c'est que vous avez couché avec le producteur.
Parce qu'au final, le film, La vie ou la pluie, existe. Et que c'est le plus important.
Et c'est une émotion particulière, pour elle, qui l'a écrit, qui l'a réalisé, et qui y a tant mis d'elle.
Aujourd'hui, elle le regarde vivre, rencontrer son public, et nul doute que ce prix, de l'autre côté de l'Atlantique, lui amènera de nouveaux spectateurs. Et cela ravit Lavinie Boffy.

Au fil de la discussion, il semblerait que ce ne soit pas du tournage, dont la réalisatrice ait le plus souffert.Les festivals, en Corse, fonctionnent comme un réseau extrêmement fermé. Et méprisant pour les gens d'ici.
"On est dans un endroit où il y a un grand silence qui se fait autour de la création artistique.
Dans les festivals par exemple... Tout fonctionne comme un réseau extrêmement fermé, et méprisant pour les insulaires.
Ils passent leur temps à accueillir des œuvres de l'extérieur, comme s'ils pensaient qu'ils doivent éduquer les Corses.
Ou les gens d'ici qui ont été reconnus à l'extérieur, comme Caroline Poggi qui a un parcours magnifique, ou Thierry De Peretti."

Pour moi, c'est presque une logique de destruction de la création insulaire. Et je ne parle même pas des sélections corses qu'on retrouve dans les festivals. C'est horrible, ça. On met tout dedans, films, courts, docs....Pour faire plaisir. Ca fait régional de l'étape, on est la caution corse. C'est horrible. On veut être considérés comme les autres. C'est tout."
L'avantage, quand on a dû apprendre à se battre pour arriver à ses fins, sur un tournage et ailleurs, c'est qu'on n'a plus peur de grand chose.
Pas de froisser les susceptibilités en tout cas, et de mettre un coup de pied dans la fourmilière.
Les équipes de cinéma, et le monde culturel insulaire, vont devoir apprendre à vivre avec Lavinie Boffy.