Restos du Cœur : "les gens, dans ces quartiers, ils sont abandonnés. C'est des rebuts, qu'on a poussé dans un coin pour ne pas les voir"

Nous avons passé une journée à l'antenne bastiaise des Restos du Cœur, afin d'aller à la rencontre des bénéficiaires, et de mieux connaître le quotidien des bénévoles de Corse, qui continuent de répondre présent malgré les difficultés.

Devant le centre des Restos du Cœur, avenue de la Libération, à Lupinu, ils sont plus d’une vingtaine à attendre l’ouverture des portes, ce mardi matin. Dans une main, leur carte de bénéficiaire, avec l’heure à laquelle ils doivent se présenter. Dans l’autre, des cabas vides, prêts à recevoir les denrées alimentaires qui devront leur permettre de tenir jusqu’au prochain jour d’ouverture, vendredi.   

A 9 heures tapantes, Marie-France, septuagénaire énergique, laisse entre les premiers bénéficiaires. A l’intérieur, une dizaine de bénévoles les attendent. Majoritairement des femmes. Majoritairement âgées de 50 à 70 ans.

Alors qu’une partie des bénéficiaires se dirige vers la deuxième salle, où se passe la distribution, les autres prennent place autour d’une table, à l’accueil. Pour les faire patienter, Marie-France va de l’un à l’autre, et propose viennoiseries et café, pour les faire patienter. Et, parfois, pour calmer la faim qui tenaille leur estomac.

Apprendre à vivre autrement

Anne, emmitouflée dans un manteau et une épaisse écharpe à carreau, s’approche de la table en s’aidant d’une canne. Un bénéficiaire en salopette se lève pour lui donner sa chaise. « Je vais sur mes 83 ans », nous annonce-t-elle en préambule, les yeux rieurs, avant d’ôter le masque chirurgical qu’elle a recommencé à porter à l’approche de l’hiver.

Anne vient aux Restos du Cœur depuis 4 ans. Mais ses soucis d’argent ont débuté bien avant, à la mort de son mari, qui lui manque encore. « S’il avait pu, il serait allé me chercher la lune, vous savez ». La Bastiaise, fièrement, nous raconte ces années, lointaines, où elle a vécu la vie de femme de légionnaire, « de Corte à Aubagne, en passant par Djibouti. Deux fois ! Mon mari, je le suivais partout ».

J’avais une amie qui travaillait aux Restos, et qui me répétait : "les autres y vont, pourquoi pas toi ?" Mais je ne voulais pas...

Anne, 82 ans

Et puis, en 2014, elle devient veuve. Il lui faut apprendre à vivre autrement. « La pension de réversion, vous savez, c’est pas gros… Même pas 600 euros. En tout, ça me fait à peu près 1.300 euros par mois. Avec le loyer de 500 euros, l’eau, l’électricité à payer, les assurances, l’aide-ménagère, il ne reste presque rien. Surtout que j’ai voulu m’occuper de tout, on ne sait jamais. Histoire que, si je meurs, ma fille n’ait à s’occuper de rien ».

Elle se débrouille alors comme elle peut, mais pas question de se présenter aux Restos. « J’avais une amie qui y travaillait, et qui me répétait : "les autres y vont, pourquoi pas toi ?" Mais je ne voulais pas. »

Et puis, il y a quatre ans, son frère, qui bénéficiait, lui, de l'aide des Restos du cœur, meurt à son tour. Quelques années plus tôt, elle lui avait proposé de loger chez elle, et ils se débrouillaient pour joindre les deux bouts, avec ses 1.300 euros à elle, et « sa retraite de chez Renault », 900 euros.  

« Quand je suis monté aux Restos pour leur signaler que mon frère était mort, ils m’ont dit « on arrête votre frère, mais pourquoi pas vous ? ». Ils m’ont demandé d’emmener tous mes papiers, et voilà comment je me suis retrouvé aux Restos du cœur… »

Honte 

Une bénévole vient chercher Anne, s'excuse auprès de nous et lui prend le bras pour l'emmener dans l’autre salle, faire ses emplettes. le temps presse. « A défaut de respecter le timing, on se retrouve avec des files d’attente qui vont jusqu’à l’extérieur », explique Françoise Tronchon, la directrice du centre bastiais.

Devant le congélateur, elle pose les deux mêmes questions, sempiternellement, aux bénéficiaires qui se présentent à elle : "pour une famille de combien de personnes ?" et "viande ou poisson ?", avant de leur tendre les tranches de veau ou de maquereau congelées. 

Quand on lui rappelle le parcours d'Anne, et sa réticence, durant plusieurs années, à l'idée de venir aux Restos, Françoise confie qu'elle est loin d'être la seule Insulaire dans ce cas. 

Pas parce qu'ils sont peu nombreux à être dans le besoin. Mais pour une raison toute simple : "il y a une dame qui vit à Luri, et qui vient jusqu'ici, chaque semaine, alors que nous avons une antenne là-bas. Mais elle préfère faire deux heures de route, aller et retour. Elle ne veut pas que les autres habitants du village, qu'elle connaît depuis toujours, soient témoins de sa situation compliquée"

Ici, c'est une famille. Il ne faut pas avoir honte. Les accidents de la vie, ça arrive à n'importe qui.

Jeannine, bénévole aux Restos

Derrière son bureau, à l'accueil, Jeannine rajuste ses lunettes. Elle est bénévole depuis 10 ans. Et, selon elle, que ce soit chez les Corses, les continentaux, les immigrés, peu importe, la misère est chaque année plus présente. "Mentalement, ce n'est pas facile, la situation de certaines des personnes que l'on côtoie est tellement désespérée que c'est pesant. Des jeunes mamans seules, des personnes âgées abandonnées... Il faut avoir de l'empathie, pour être bénévole. Et beaucoup de patience (rires) !" Jeannine oriente une jeune femme d'origine maghrébine, qui cherche une bénévole pour l'accompagner, et reprend : "beaucoup de bénéficiaires ont besoin de se confier. Vous voulez qu'on leur dise non ? Ici, c'est une famille. Il ne faut pas avoir honte. Les accidents de la vie ça arrive à n'importe qui. Alors on essaie de leur sourire, on leur fait un petit cadeau, même juste une petite tape sur l'épaule, et peu à peu, ils reprennent confiance"

La tâche que Jeannine et ses collègues ont choisi d'accomplir, bénévolement, est usante. Et ce mardi en est une nouvelle preuve. "Je ne devrais pas être à la distribution, aujourd'hui, mais je n'ai pas eu le choix. Ce matin, on n'est pas nombreuses, on a plusieurs malades. En distri normalement on doit être 7, et 4 ou 5 à l'accueil". 

D'autant que leur rôle n'est pas cantonné aux heures d'ouverture, le mardi et le vendredi. Dès 6h3O du matin, il faut être sur le pont. Réception des baguettes de pain, réapprovisionnement des rayons, préparation des petites viennoiseries et du café, mais également le ménage, rien n’est laissé au hasard.  

"Je suis rentrée à la maison, et je n'ai même pas mangé. Je me suis douchée et je me suis écroulée sur le lit"

Kenza, bénévole

« Ca fait des journées chargées. Le vendredi soir, on est éteintes ! », sourit Françoise Torchon. Kenza, une figure incontournable des Resto, opine du chef. « La dernière fois, Françoise était malade, j’ai fait la mise en place toute seule. Je suis rentrée à la maison, et je n'ai même pas mangé. Je me suis douchée et je me suis écroulée sur le lit ».

Mais le lendemain, c'est oublié. Depuis 15 ans, Kenza, qui a aujourd’hui une cinquantaine d’années, est fidèle au poste. Elle est cheffe pizzaiolo à Saint-Florent, mais elle ne manque jamais d’être présente les jours d’ouverture du centre des Restos. Et elle n’échangerait sa place pour rien au monde.

Jeannine balaie la salle du regard, avec une pointe d'affection dans le regard. "Tous les bénévoles que vous voyez, ce sont des anciens. Beaucoup, parmi les nouveaux venus, repartent rapidement. Ils essaient deux, trois mois, pas plus. Je ne sais pas si c'est parce que ça ne les intéresse pas, parce qu'ils ne sont pas vraiment motivés, ou parce que c'est trop dur. En tout cas, ils ne restent pas". 

Marie-France, elle; est à l'entrée du centre, pour accueillir les bénéficiaires. Et quelques minutes avant, elle a eu maille à partir avec l'un d'eux. "Pour certains, c'est un dû, les Restos. Et on est là pour les servir. Je ne me suis pas privée de lui dire que le jour où il n'y aura plus de bénévoles comme moi, il n'y aura plus de Restos du Cœur. J'ai 72 ans ! On se coupe en 4, en 10, pour les gens, il faut avoir la foi..."

les gens, ils sont à cran, ici. Ils déclenchent très, très vite. Ils sont à fleur de peau, à fleur de nerfs. Nous, on a la chance d'être dans une zone de confort.

Marie-Laurence, bénévole

Marie-Laurence, qui est sortie fumer une cigarette, comprend la réaction de sa collègue. Tous les bénévoles ont été confrontés, un jour ou l'autre, à l'agressivité de certains bénéficiaires. Mais elle tente de les comprendre : "les gens, ils sont à cran, ici, Marie-France. Ils déclenchent très, très vite. Ils sont à fleur de peau, à fleur de nerfs, ils n'ont pas du tout le même appareil psychique que nous pour gérer la situation. Nous, on a la chance d'être dans une zone de confort..."

Mais cela, Marie-France le sait. Comme elle sait que, vendredi prochain, à la première heure, elle sera là pour leur venir en aide. Comme elle sait que, si elle ne le fait pas, personne d'autre ne le fera.

Jeannine, qui est venue rejoindre ses collègues, secoue la tête, l'air navré : "de nos jours, en France, les gens, dans ces quartiers, ils sont abandonnés. C'est malheureux. On dirait que c'est un rebut, qu'on a poussé dans un coin pour ne pas les voir. Et franchement..."

Jeannine hausse les épaules, et laisse sa phrase mourir sur le palier de l'antenne bastiaise des Restos du Cœur. La file d'attente devant son bureau commence à s'allonger, et elle sait que ça va mettre ses amies dans l'embarras. 

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