Le troisième roman de Jean-Yves Acquaviva, Dans le flot des rivières, ausculte la société corse contemporaine à travers le traumatisme de la Première guerre mondiale. L'occasion, en ce 11 novembre, de rencontrer l'auteur du Niolu.
Gabriel Ansaldi a grandi dans un village de Corse, et, au moment de rentrer dans l'âge adulte, peine à trouver sa voie, tandis que le poids des modèles qui l'entourent depuis son plus jeune âge s'avère chaque jour plus dur à porter. Déchiré entre ses aspirations et les attentes des autres, il devra affronter "des démons à la trivialité sordide, et qui semblent tout autant incarner l’histoire non écrite du sol natal que son inéluctable déclin".
Au fil des pages de Dans le flot des rivières, le nouveau roman de Jean-Yves Acquaviva, on découvre, en miroir du parcours de Gabriel, celui de certains de ses ancêtres, et de ceux du village qui l'accompagnaient, dans les tranchées sanguinolentes de la Première guerre mondiale. Une période qui hante toute l'œuvre de celui qui, en 2012, recevait le Prix des lecteurs du livre corse pour Ombre di guerra.
Entretien
Votre roman est à la fois bref, et d'une grande densité. Comment le résumeriez-vous ?
C'est très difficile, en quelques mots... Je dirais que c'est le regard que je porte sur une époque qui est très importante pour moi, ma jeunesse, dans les années 90. Mais c'est un regard qui passe par le prisme de ce qu'a été la Première guerre mondiale en Corse, de ce qu'elle a représenté, et de ses conséquences.
C'est à dire ?
La Première guerre mondiale, c'est quelque chose qui a qui totalement transformé le destin de la Corse. J'imagine sans peine que c'est le cas pour bien d'autres endroits, mais celui que je connais c'est la Corse, et ici, c'est indéniable. Je prends l'exemple de mon propre village, Lozzi. Y a cent mecs qui sont morts, durant 14-18. Et je ne parle pas des blessés, des traumatisés, puisqu'à l'époque tout cela n'était pas pris en compte.
Et pour vous, comme pour votre personnage, les conséquences se font sentir aujourd'hui encore...
Qui peut dire ce qu'aurait été la Corse avec tous ces gens ? Tous ceux qui sont morts, et qui ont fait subir une véritable saignée à l'île, mais également tous ceux qui sont partis, après la guerre, certains parce que c'était leur choix, d'autres tout simplement parce qu'ils n'y arrivaient pas, parce que la vie était trop dure, notamment dans les zones rurales. A Lozzi, dans le Niolu, nous sommes un village de 50 habitants. Nous sommes au pied du Monte Cinto, avec des ressources agricoles et touristiques importantes. Et pourtant, il n'y a personne. S'il n'y avait pas eu ce premier conflit mondial, les choses auraient été différentes, c'est sûr.
Les personnages de mon roman sont l'allégorie de la société Corse, qui va dans le mur, pour X raisons.
Dans le flot des rivières, votre dernier livre, est le prolongement évident de votre œuvre.
Ce livre-là est plus personnel. Pas autobiographique, mais plus personnel dans mon approche du sujet. J'y transpose vraiment quelque chose que j'ai vécu moi-même. Pour autant, c'est incontestable, il y a des liens. D'abord, parce que je reprends carrément certains personnages d'Ombre di Guerra, par exemple. Mais avant tout, le propos est toujours le même. C'est le côté circulaire de la vie, que je n'ai pas inventé. On part d'un point A pour arriver à un point Z. Tous. Mais certains le font de manière beaucoup plus tragique. Beaucoup plus courte.
Ansaldi, c'est la Corse ?
Il y a un côté allégorique, c'est évident. Les personnages de mes livres représentent la Corse, dans ce qui ne fonctionne pas, la société corse qui va dans le mur, pour X raisons... Et puis il y a cette sensation, lancinante, d'inéluctabilité. C'est un roman, c'est caricatural, mais l'idée derrière tout cela, c'est celle de l'échec. Collectivement, en Corse, on est dans l'échec complet. On a l’impression qu’on ne va jamais y arriver alors qu’on a tout pour le faire.
Ne vous étonnez pas si l'on vous taxe encore de pessimiste...
J'appellerais plutôt ça du pessimisme actif. On peut arriver à faire des choses. Mais il faut être conscient d’où l’on vit, et de toutes les embûches qui seront sur notre chemin pour y parvenir. Mais avant tout, la littérature, même si le bouquin est sombre, je le reconnais, c'est une façon d’exorciser tout cela en en parlant.
C'est le premier roman que vous écrivez en Français, et non en langue corse. Pourquoi ce choix ?
Jusque là, c'est vrai, j'avais toujours écrit en Corse, mais l'envie me taraudait depuis longtemps. Pour la prose, en tout cas. j'avais envie de voir ce que cela donnait.
Et puis il faut reconnaître que lorsqu'on écrit en Corse, on est lu par un lectorat relativement confidentiel. De surcroît, on bénéficie d'une espèce de bienveillance par rapport à cela. J'avais envie que l'on exerce un regard plus critique sur ce que j'écrivais. Et puis il y a l'espoir d'être lu par un peu plus de monde, il faut bien le dire aussi.
Ca a été difficile, de passer de l'un à l'autre ?
Quand il a écrit Orphelins de Dieu, Marco [Biancarelli - NDLR] avait dit qu'il lui avait fallu beaucoup de temps pour trouver sa voix en Français, mais qu'après, l'écriture avait été beaucoup plus prolifique. ET c'est vrai. J'ai ressenti la même chose. J'ai beaucoup patiné, pour me défaire d'une manière de penser corse, du schéma grammatical, syntaxique du Corse, dont j'avais tellement l'habitude. D'une certaine manière, il a fallu que je me réapproprie la langue française pour trouver ma voix, et une sorte de style propre dans la narration.
Extrait :
"Hier, personne n’est mort. La journée a été belle. Bien sûr il y a eu des râles et quelques cris. Mais personne n’est mort. C’est un petit miracle. Les hommes ont bu leur demi-litre. Ils ont écrit, chiqué, chanté et même compté les rats. Petit-Georges est très fort à ce jeu. Tapi au fond de la tranchée, il attend immobile. Ce sont eux qui finissent par venir à lui puis il les tue. C’est sa guerre. La guerre contre les rats. Les jours sans combats, pendant que les autres travaillent, il passe des heures, couché au fond d’un trou pour les chasser. Second et Le Dall le laissent faire. Massoni le maudit. Ces quatre-là ne se quittent plus depuis le coup de main mené ensemble un soir de janvier. Ils avaient été désignés par le chef de poste. « Les trois Corses et le Breton» avait meuglé le gradé. Il s’agissait de parcourir les quelques centaines de mètres séparant leur tranchée de la tranchée ennemie, s’y introduire, surprendre les boches et ramener un prisonnier. Il fallait faire vite, une demi-heure, jamais plus.
Cette nuit-là fut glaciale. Massoni passa le premier. A mi-chemin, Petit-Georges abandonna le groupe et disparut dans un cratère. Il avait très vite compris que la lâcheté serait sa meilleure alliée dans cet enfer terrestre. Ceux qui levaient la tête mouraient. Lui baisserait la sienne autant qu’il le faudrait, s’enterrerait vivant si nécessaire et laisserait aux autres le soin d’être héroïques".