Tous les quinze jours, le mercredi soir, à Lupinu, c'est soirée Country. Le club de line Dance Ynys Creations participe aux soirées Milonga di Notte, et fait souffler un vent de far-west sur les quartiers Sud de Bastia.
La pénombre dans laquelle est plongée la place Claude Papi, en cette fin de soirée estivale, ternit légèrement le bleu et le rouge du drapeau américain que les danseuses et les danseurs arborent fièrement à leur ceinture.
Mais elle aura du mal à modérer l'enthousiasme de la troupe.
Avec une bonne humeur rafraîchissante, ils sont une quinzaine à se trémousser sur Achy Breaky Heart, le standard country de Billy Ray Cyrus qui avait réussi à franchir les frontières des USA il y a un quart de siècle.
Jeans, chemise blanche, bolo autour du cou, santiags et stetson...
Rien ne manque à la panoplie.
Attirés par la musique, quelques curieux du quartier prennent place sur les bancs pour jeter un coup d'oeil.
A distance respectable.
Dans leur regard, un mélange d'incrédulité et de fascination face à ce spectacle pour le moins inattendu au coeur de Lupinu, en plein mois d'août.Les gosses sont contents. Même si moi, les cowboys...
A l'heure même où le Tout Bastia sirote un Spritz sur le Marché, au son des scies habituelles de U2 ou de Joe Cocker.
André, lui, s'est assis, tout seul, à l'une des rares tables que le bar voisin a laissées en terrasse, histoire d'arrondir la fin de journée.
"Y a tellement rien qui se passe, dans le coin! A partir de 19 heures vous sortez dans la rue, y a plus un bruit, même pas une voiture qui passe. Depuis le temps, on le sait, c'est à Bastia, qu'il faut descendre, si on veut voir de l'animation. Alors des soirées comme celle-là, on prend. Et puis les gosses sont contents. Même si moi, les cow-boys..."
Ici, ce n'est pas Bastia. c'est Lupinu.
Cette idée reviendra sans cesse, dans les conversations, au cours de la soirée.
Avec un mélange touchant de fierté et de dépit...
Une joyeuse cacophonie chorégraphique
Lupinu, Bastia, Nashville ou Bratislava, la troupe Country, elle, ne se pose pas vraiment la question. Moins encore Jean-Philippe, le chef d'orchestre de la soirée.
Jean-Philippe est là pour la danse.
Alors micro en main, en vieux briscard des parquets, il mène tout le monde à la baguette avec une bonhomie un brin cabotine.
Chante sur les morceaux que crache la sono, lance quelques encouragements goguenards à Valérie ou Marie-Lucie, marque le rythme à grands coups de plaisanteries et de private jokes.
Les danseuses et danseurs de Ynys Créations, rompus à l'exercice, alternent avec les curieuses et les curieux qui, finalement, se disent que ça ne coûte rien de tenter le coup.
Et puis parfois, tout le monde se mélange, dans une joyeuse cacophonie chorégraphique.
Personne n'est venu place Claude Papi pour en mettre plein la vue aux autres, pour la performance ou la compétition.
Et c'est terriblement rafraîchissant.
Sans Stetson, pas de danse !
Stéphanie et Marie-Paule, elles sont assises sur deux chaises qu'elles ont rapprochées du carré de bitume transformé en piste de danse.On fait partie du club, mais on a pas les tenues. Et sans chapeau, on danse pas! Pas sur cette chanson en tout cas. Le chapeau fait partie de la chorégraphie! On reste pour les copines", précise Marie-Paule.
Stéphanie acquiesce avec énergie, et rajoute "on est vraiment une grande famille".
Le genre de banalité qu'on entend à toutes les occasions. Et qui donne en général envie de fuir.
Mais ici, ça sonne tellement spontané, et la bonne humeur des deux quinquagénaires est tellement communicative, qu'on a envie d'y croire.
Alors que la chanson Cown-Boy Boogie débute, Marie-Paule et Stéphanie bondissent de leurs chaises, .
"Celle-là on la fait quand même, tant pis!"
Et dans la pénombre, derrière la sono, elles débutent la chorégraphie qu'elles connaissent par coeur.
Marie-Angèle, elle, arbore fièrement la tenue du club de danse, mais elle a passé son tour, cette fois-ci.
Préférant draguer les deux jeunes agents de la police municipale qui passent régulièrement voir si tout se passe bien.
Sous le regard amusé de ses copines, habituées à ses facéties.
De loin, Marie-Angèle, toute fine, pourrait sembler fragile.
Mais il suffit de deux minutes pour être définitivement rassuré.
Les cheveux blonds coupés courts et le regard malicieux, elle déborde d'une énergie spectaculaire.La Country, c'est comme Lupinu. Tout le monde a un avis dessus, sans jamais être venu voir
Apostrophe les uns, vient se mêler aux conversations, s'interrompt au milieu d'une phrase pour partir danser sur Cotton-Eyed-Joe.
"Moi je vais vous dire, la country, c'est comme Lupinu. Tout le monde a un avis dessus sans jamais être venu voir!"
Mais derrière la boute-en-train de l'équipe se cache une autre Marie-Angèle. Celle qui se dévoile, quelques minutes plus tard, à l'écart de l'agitation. Celle qui est aide-soignante depuis d'innombrables années à l'hôpital de Toga, et qui s'occupe, quotidiennement, des personnes âgées.
Cette Marie-Angèle là, régulièrement essorée par sa tâche, a un besoin vital, de son club de danse country.
Elle se jette à corps perdu dans les chorégraphies. Elle en a appris des centaines, pour se changer les idées. Et oublier, le temps d'une chanson de Patsy Cline, ses patients et ses patientes. "Ce sont comme des bébés, ils sont démunis, ils ont besoin de moi...Et je m'attache..."
Un long YEEEEEEE-HAAAAAAAAW! fait sursauter deux vieilles dames âgés qui papotaient tranquillement, assises sur le banc en béton, au son d'une vieille chanson de Johnny Hallyday.
Sans que cela fasse hausser un sourcil à nos danseuses.
"C'est la sirène du Mississippi!", s'amuse Jean-Philippe au micro.
La sirène du Mississippi, c'est le surnom de l'une des membres de l'association, qui tourne autour de la troupe et filme les chorégraphies.
Tout en poussant, à intervalles réguliers, ce cri, emprunté aux cowboys de rodéo, et qui sent bon le Far West.
Pour autant, la plupart des membres de l'association de danse country ne sont pas des mordus des Etats-Unis. "On n'a pas du tout envie d'aller en Amérique, ça nous attire pas. Dans la vie de tous les jours on porte pas les santiags et le chapeau. Le plus loin où l'on est allées, c'est Issoudin, aux rencontres internationales de la country! Qu'est ce que c'était bien..."
DJ Phi : professeur de danse country, chanteur, fan de modélisme, de vieilles voitures, et écrivain !
Jean-Philippe, qui, sur Facebook, s'appelle DJ Phi, continue, lui, de promouvoir la line-dance et tous ses dérivés (une chorégraphie, audacieuse, se fera sur We Will Rock You de Queen).Il est le président de l'association. Il pratique la danse country, sous ses formes les plus variées, depuis neuf ans.
Et gère le club avec Didier Antonelli.
Didier, collier de barbe à la Robert Hue et petites lunettes, posté à quelques mètres, s'envoie une nouvelle rasade d'une boisson à la couleur incertaine, qu'il garde à portée de main dans une bouteille en plastique.
Sûrement habitué à ce qu'on l'interroge à ce sujet, il rigole "C'est pas du dopant, hein! C'est de l'Antésite!" Devant l'air dubitatif d'Anna-Maria, l'une des personnes qui encadrent la soirée pour la mairie de Bastia, il réitère: "De l'Antésite. de l'Antésite!", avant de comprendre que le nom n'évoque strictement rien à la jeune fille. Après quelques éclaircissements, on apprend que c'est un concentré, à base de réglisse, qu'on dilue dans l'eau.
Le duo compte une cinquantaine d'élèves dans son club. Et la plupart sont des femmes. "Plus on descend dans le sud, moins les hommes dansent, déplore Jean-Philippe. Là, ils sont plus piliers de comptoir. Alors que dans le nord, il y a plein de danseurs. C'est d'ailleurs logique, puisque c'est une danse d'hommes, au départ ce sont les hommes qui la dansaient".
Jean-Philippe Serpi est un infatigable défenseur des danses dites country, en Corse et au-delà. Ce qui lui a valu, l'année dernière, le "prix de la Personnalité de l'année" décerné à Issoudin en 2018 lors des rencontres nationales de la Country & Line dance.
"La doctrine de notre club c'est convivialité et partage. C'est ce que l'on essaie de transmettre chaque fois que, comme ce soir, on est en démo. On veut que les gens ressentent ce que ça nous fait ressentir, la country. Faire aimer ce que l'on fait, c'est le plus important. Et ca marche. C'est la deuxième année que la mairie de Bastia a fait appel à nous, et on voit le résultat dans les effectifs à la rentrée".
"C'est une vraie passion, pour lui", nous confie l'une de ses danseuses. Mais c'est loin d'être la seule... Il fait du modélisme, il aime les voitures de collection, et il a même écrit un livre!" Notre regard interloqué appelle quelques précisions. "Pas un livre sur la country, hein! Un roman, sur un apprenti espion. on l'a toutes lu, bien sûr, et on attend la suite!"
La suite, Jean-Philippe y travaille.
Mais il le promet, ça ne l'empêchera pas d'être au fidèle au poste, mercredi prochain, place Claude Papi, à Lupinu.