En ce 11 novembre, nous republions cette interview de Sébastien Ottavi, réalisée en 2022. Professeur agrégé d'Histoire contemporaine, il est enseignant au lycée Fesch d'Ajaccio et chercheur spécialiste de 14-18. Il avait accepté de répondre à nos questions, concernant l'enseignement de cette période aux nouvelles générations, et le rapport de la Corse à la grande guerre.
- Quelle est la place, aujourd’hui, de l’enseignement de la Première guerre mondiale dans l’Education Nationale ?
C'est un enseignement par couches successives, en fin de primaire, au collège, avant un ultime approfondissement au lycée, durant une douzaine d’heures, ce qui est assez important. On y aborde alors les grandes batailles, les traités de paix, les sociétés en guerre et la fin des empires. Depuis quelque temps, on assiste à un retour à une dimension plus classique, alors que la version précédente mettait l’accent sur la violence de la guerre et la manière dont elle était traversée par les soldats, mais il est vrai que l’amplitude horaire est confortable et permet de prendre des chemins de traverse si on veut s’accrocher à l’histoire vécue.
La Première guerre mondiale conserve, à mon sens, une dimension fondatrice.
- Les années passant, sa place a-t-elle néanmoins diminué ? Pour résumer, dans quelques années, la Première guerre mondiale aura-t-elle autant d'importance que la guerre de Prusse en avait pour les collégiens des années 80 ?
Il y aura fatalement un recul, mais pas un effacement, car la Première Guerre Mondiale conserve à mon sens une dimension fondatrice supérieure. Même si elle a été anticipée par d’autres conflits du XIXe (Crimée, Sécession, russo-japonaise), avec l'introduction des barbelés et l'augmentation de la puissance de feu, 14-18 reste le creuset de la guerre industrielle totale, capable de tout emporter, de rendre mortelles les civilisations, comme l’a dit Paul Valéry. Elle est aussi la matrice d’un XXe siècle marqué par la terreur absolue de la guerre industrielle, de la guerre d’anéantissement. En ce sens, je ne vois pas comment sa mémoire pourrait disparaître du paysage… Paysage qu’elle a d’ailleurs durablement marqué, sur les lieux des combats mais aussi au travers des milliers de monuments qui parsèment villes et campagnes.
- La période ne basculera pas définitivement dans l’Histoire, comme la Révolution française ou le Moyen-âge ?
L’épisode très riche du centenaire a peut-être clos un cycle pour tout le monde. On constate ainsi que pas mal d’historiens de la guerre de 14-18 passent à autre chose, parce que de fait l’historiographie est très riche et relativement apaisée. Pour les élèves, on est désormais dans une histoire ancienne en effet, mais tant que l’enseignement persistera, les images mentales très fortes de la guerre, les tranchées, l'artillerie, les mitrailleuses, la boue et les rats seront présentes, avec d’ailleurs le renfort de la fiction qui est très efficace de ce point de vue.
De là à dire que les élèves se sentent concernés, c’est compliqué. Mais les lycéens des années 1970-80 l’étaient-ils d’avantage, avec une seule chaîne de télévision, un enseignement confit dans une histoire-bataille austère, et des anciens combattants taiseux dont les comiques, Coluche, Desproges et même Mascone chez nous tiraient des sujets de sketch à succès, entre "Papy Mougeot" et "Susini au canon" ?
Il est possible, et à mon sens hautement recommandable, de prendre en compte la perspective insulaire dans l'enseignement de cette période.
- Vous êtes parti à Verdun, avec vos élèves. Est-ce toujours, à l’heure du virtuel, un outil pédagogique de premier ordre ?
Il faudrait demander aux élèves que j’ai emmenés, si vous en croisez… J’avoue avoir été déçu sur la portée pédagogique, car autant les mémoriaux et les immenses cimetières sont impressionnants, autant il faut avoir approfondi le sujet pour comprendre réellement ce qui subsiste d’un champ de bataille. Au risque de vous décevoir, et surtout de décevoir mes malheureux élèves désormais assignés à résidence, je suis un enseignant d’intérieur, qui préfère largement les ressources iconographiques et les textes.
- Dans les programmes scolaires, accordez-vous une place à la question de la Corse dans le conflit ?
Les programmes scolaires sont nationaux, et l’on assiste depuis une quinzaine d’années à une écriture de plus en plus serrée de leurs contenus. Il n'y a pas beaucoup de place dans ce contexte pour les décrochages locaux, pourrait-on penser. Cependant, il reste une certaine marge de manœuvre aux acteurs de l’éducation que nous sommes. Les ressources documentaires et les productions historiographiques à jours sont abondantes, donc il est possible, et à mon sens hautement recommandable, de prendre en compte la perspective insulaire, sur cette question comme sur d’autres d’ailleurs.
En espérant qu’il ne s’agisse pas que d’un vœu pieux, mais c’est le risque lorsque tel ou tel enseignement n’est pas gravé dans le marbre de quelque texte officiel…
- Vos élèves sont-ils parfois troublés par la forte poussée du discours nationaliste aujourd’hui, et le sentiment patriotique français qui s’est exprimé au début du premier conflit mondial ?
C’est un thème qui ne m’a jamais été soumis par lesdits élèves, et en général c’est moi qui propose ce contraste à leur réflexion. C’est une excellente approche de notre histoire au cours du XXe siècle d’ailleurs, car oui, cette histoire est paradoxale, avec un renversement des représentations spectaculaire à partir des années 1960.
- Vous avez beaucoup travaillé sur cette période. Qu’est-ce qui vous a attiré, en tant que chercheur ?
Je suis entré en histoire – comme on dirait entré en religion – au travers d’une fascination de petit garçon pour la guerre en général qui a trouvé un écho dans les récits des conflits mondiaux de mes grands-parents et arrière-grands-parents, femmes incluses d’ailleurs.
Il se trouve que j’ai également évolué en liberté pendant une petite année au sein du service historique de l’armée de terre, qui est a priori le fond d’archive le plus riche sur la grande guerre. Cela a renforcé mon intérêt pour la question. Cela m’a aussi permis de lever quelques lièvres, notamment de comprendre la mobilisation excessive dont la Corse a souffert, ou de creuser le tabou de la désertion.
-Justement, que sait-on aujourd’hui de ces phénomènes ?
La mobilisation excessive de gens trop âgés n’a pas été systématique sur toute la durée du conflit, mais elle a tout de même concerné quelque 900 réservistes, du fait de l’incompétence des responsables locaux, gouverneur militaire en tête. Les dégâts ont été réparés au bout de quelques mois, sauf pour une poignée de malheureux qui ont laissé leur peau dans les Vosges alors qu’ils auraient dû rester affectés aux remparts de nos citadelles. Concernant la désertion, elle n’est pas massive mais a concerné beaucoup plus d’hommes en proportion qu’ailleurs. Produit de l’éloignement du front, de la misère des campagnes, et de notre ingouvernabilité endémique, elle a longtemps été tue car elle ne rentrait pas dans le cadre des logiques de l’honneur qui faisaient de chaque poilu corse un petit Bonaparte.
Ces réalités historiques sont désormais intégrées à une historiographie apaisée, mais c’est assez vertigineux de se dire que cent ans après l’armistice leur évocation était encore sensible.
La Corse majoritairement rurale, qui fournissait déjà beaucoup de militaires de carrière, a payé un lourd tribu, (...) mais elle n’est pas « le département qui a le plus donné » comme on l’a longtemps pensé.
- Combien de soldats venus de Corse ont-ils perdu la vie au cours du conflit ?
Un peu moins de 10.000 natifs de l’île, peut-être 12.000 en comptant les Corses d’ailleurs. Des chiffres monstrueux, le cinquième des mobilisés, mais bien éloignés des mythiques 40.000 tués, qui correspondent à une construction rhétorique inflationniste qui s’est enkystée dans les années1930, et que l’on n’atteindrait pas même en allant chercher la plus lointaine des diasporas. La Corse majoritairement rurale, qui fournissait déjà beaucoup de militaires de carrière, a payé un lourd tribut, même si pour plusieurs raisons, parmi lesquelles la relative « protection » des marins et de certaines catégories de coloniaux considérés comme indispensables sur place, elle n’est pas « le département qui a le plus donné » comme on l’a longtemps pensé. Mais elle a tout de même une place de choix au palmarès du sang versé…
- Dans quelle mesure la saignée humaine qu’a représentée cette guerre en Corse a-t-elle freiné son entrée dans le XXe siècle ?
La Corse au contraire a vu son entrée dans le XXe siècle s’accélérer avec la guerre : le XXe siècle des espaces perdants, qui s’embourbent dans l’immobilisme économique d’une agriculture en pleine déconfiture, un super-Mezzogiorno malthusien qui s’accroche aux transferts de l’Etat, la fonction publique et les pensions en particulier, et à ceux de la diaspora. Car dans le même temps, aux pertes militaires s’ajoutent bientôt une terrible hémorragie de sa jeunesse en direction du continent et des colonies. Ce qui est manqué, en l'occurrence, c’est sans doute l’entrée dans la modernité à laquelle aspiraient les Etats généraux de la Corse de 1911, qui rassemblaient les forces vives de l’île. Un grand plan d’infrastructures, le refus de l’exil et de la misère et l’aspiration à la prise en compte de nos spécificités, avec un slogan emprunté au Risorgimento italien qui sonnait comme une menace mais aussi comme une folle ambition : « Corsica farà da sè ». Après-guerre, les représentants de l’île n’ont que le « développement économique » à la bouche, notamment au nom des sacrifices consentis pour défendre la « grande Patrie », mais ils ne ramassent que des miettes et les Corses continuent de prendre le bateau, jusqu’au minimum démographique de l’époque contemporaine, au début des années 1960.
- On dit que, durant des années, la procession du 15 août été appelée la procession des veuves. C’est exact ?
Pour paraphraser une bande dessinée célèbre, « on le dit ». Je ne l’ai pas entendu moi-même, mais il est clair que la société corse de l’après-guerre offrait un visage singulier, avec une forte présence du noir du deuil, auquel les femmes étaient durablement assignées, avec un grand nombre de mutilés aussi...
C’est au service de la France que l’on a fait ces sacrifices, et l’on ne cessera de lui en demander des comptes, voire de lui en vouloir de n’avoir pas en quelque sorte récompensé ce dévouement
- Les Corses et la grande guerre, exposition à laquelle vous avez contribué, a été un franc succès. Qu’est-ce que cela veut dire du rapport des Corses à 14-18 ?
Un rapport très fort parce qu’à la fois très politique et très affectif, les deux étant entremêlés dans notre histoire contemporaine. C’est la peur de disparaître qui a remué les Corses, et qui, pour une large part, continue de le faire. Or, 14-18 incarne une saignée de la jeunesse, une chape de deuil, et plus globalement un effondrement démographique, complété par le recours accru à l’émigration.
C'est un phénomène qui a touché en priorité une Corse idéalisée au fur et à mesure de sa disparition, celle des campagnes, avec un fort mouvement de déprise, l’explosion de la vaine pâture au détriment des espaces cultivés, la disparition aussi des savoir-faire et sans doute d’un rapport particulier au monde. Pour compléter le tableau, c’est au service de la France que l’on a fait ces sacrifices, et l’on ne cessera de lui en demander des comptes, voire de lui en vouloir de n’avoir pas en quelque sorte récompensé ce dévouement. Politiquement, la grande guerre chez nous c’est la matrice d’un patriotisme français renouvelé, mais aussi celle du nationalisme… Il y en a pour tout le monde, en quelque sorte !
- Quelle est l’erreur, ou l’idée reçue, qui revient le plus souvent sur la 1e guerre mondiale, chez les élèves, et dans l’opinion publique ?
Je suis un peu marqué par le visionnage récent de la dernière grande production Netflix, une nouvelle version d’A l’ouest rien de nouveau. Alors j’ai tendance à craquer un peu quand je vois ces immenses charges à découvert, par exemple, durant lesquelles les soldats courent littéralement des kilomètres et finissent tous fauchés. Des erreurs que, dans la réalité, l'on ne commet plus après les premiers engagements, même si les offensives meurtrières sont une réalité.
Concernant la Corse, il y a tout un attirail mystico-patriotique autour du « centu-settanta-trè », « I zitelli », le « régiment des Corses », qui est développé durant les années 1920 mais ne rend pas compte des réalités d’un régiment où les insulaires ont été nombreux mais quasiment jamais majoritaires. La phrase apocryphe de Joffre sur les Corses qui partent en bateau et reviennent en barque, c’est aussi une boutade satirique transformée en parole d’Evangile.
Bref, des idées qui en disent plus sur les perceptions après coup, qui pouvaient avoir une part de justification, que sur les réalités de la guerre vécue par les Corses, qui ont été beaucoup plus complexes.