En France, on apprend généralement aux enfants à lire et écrire à l'âge de 5 ou 6 ans. À 43 ans, Bruno* en est pourtant encore incapable. Comme 2,5 millions de personnes dans le pays, et plus de 14.000 personnes sur l'île, cet habitant de Haute-Corse est en situation d'illettrisme. Un handicap aux lourdes conséquences au quotidien.
Feuilleter le journal, consulter la notice d'un médicament, écrire une carte postale à un ami ou lire un livre à ses enfants : d'apparence évidente pour certains, ces petites tâches du quotidien ont pour Bruno*, 43 ans, l'allure de travaux herculéens.
En cause : un illettrisme dont il souffre depuis l'adolescence, et qu'il n'a jamais réussi à surmonter. Originaire d'Europe de l'Est, Bruno débarque en France à l'âge de 13 ans, et emménage avec son père dans un appartement en banlieue parisienne.
Pour sa famille - restée pour la majeure partie "au pays"-, c'est une chance pour l'adolescent d'effectuer de bonnes études et de décrocher des meilleures perspectives professionnelles et financières. Pour Bruno, c'est le début d'un véritable calvaire.
Scolarisé dans un collège public peu de temps après son arrivée, le jeune homme, qui rencontrait déjà des difficultés scolaires dans son pays d'origine, peine à suivre des cours dans une langue et un alphabet différents des siens et qu'il n'a jamais jusqu'alors appris à maîtriser.
Des classes impossibles à déchiffrer
Placé en classe de sixième, "avec des enfants qui avaient deux ans et vingt centimètres de moins que [lui] et [le] regardaient comme un alien", Bruno se perd dans des manuels et tableaux qu'il ne parvient pas à déchiffrer, entouré de professeurs avec lesquels il ne peut pas non plus dialoguer. Difficile également de nouer des relations avec les autres élèves : son établissement scolaire étant situé à plus d'1h30 de son domicile, le jeune homme court soir et matin après les transports en commun, sans temps libre pour essayer d'engager une conversation.
Découragé, l'adolescent décroche et commence à sécher un cours, puis deux, puis des semaines entières. Rapidement, il ne se rend plus au collège du tout, et perd les quelques notions d'écriture et de lecture qu'il avait réussi à mémoriser.
"À ce moment-là, je me disais que c'était la meilleure chose à faire parce que je n'y étais pas bien et que je n'y arrivais pas et que je n'étais pas du tout soutenu. Maintenant, je regrette de ne pas avoir essayé plus longtemps", admet-il.
"Pas besoin d'écrire ou de réciter des poésies quand on vous demande surtout de faire du ciment, de porter des sacs ou de faire des échafaudages"
À la place, Bruno accompagne son père travailler sur les chantiers. C'est là, aux côtés de ce dernier et de ses collègues, qu'il apprend finalement à parler français, mais uniquement en phonétique. Lire et écrire ne paraît plus essentiel quand ses tâches sont exclusivement manuelles, et le jeune homme, nouvel entrant dans le monde du travail, n'a de toute manière "plus de temps" à y consacrer.
Une situation loin d'être idéale, mais qui lui permet malgré tout d'exercer "plus ou moins normalement" son métier. "Pas besoin d'écrire ou de réciter des poésies quand on vous demande surtout de faire du ciment, de porter des sacs ou de faire des échafaudages", résume-t-il. En 2005, il déménage en Corse avec sa compagne pour un emploi. Il a 25 ans.
Un fardeau permanent
Aujourd'hui père de trois enfants, Bruno vit toujours sur l'île. Mais 30 ans après son arrivée sur le sol français, il reste toujours incapable de lire ou d'écrire "normalement" dans la langue de Molière. S'il parvient désormais à signer de son prénom et de son nom, ou à écrire quelques mots, c'est surtout parce qu'il en a retenu la forme visuellement, à force d'entraînement.
Professionnellement, Bruno a toujours pu contourner le problème, se concentrant sur les tâches physiques plutôt que celles derrière un bureau. Il a également réussi à passer le permis, en retenant par cœur la signification de tous les panneaux de signalisation. Il n'en reste pas moins que son illettrisme est un handicap au quotidien. Dans les tâches administratives, d'abord : "Je ne peux pas vraiment signer les documents, faire mes papiers, ou remplir des attestations, sauf ceux dont je connais le format et que je fais de tête."
"Choisir des fruits ou des légumes, ce n'est pas dur. Mais pour deviner quelle conserve est quoi, je dois me fier à l'emballage photo qui n'est pas toujours précis."
Difficile, également, de se rendre de son propre chef dans un endroit qu'il ne connaît pas, de commander un plat au restaurant, de comprendre la notice d'utilisation d'un produit...Ou même de faire seul ses courses.
"Je fais toujours en sorte d'aller dans le même supermarché, dans lequel je sais où se trouve tel ou tel produit. Choisir des fruits ou des légumes, ce n'est pas dur. Mais pour deviner quelle conserve est quoi, je dois me fier à l'emballage photo qui n'est pas toujours précis. Pour les lessives et les produits ménagers aussi c'est très compliqué", raconte-t-il. Pour se faciliter les choses, Bruno fait ainsi en sorte de ne prendre aucun risque, et ramène toujours les produits qu'il connaît déjà, faute de quoi "il m'est arrivé plusieurs fois de ramener complètement les mauvaises choses à la maison."
Une honte au quotidien
L'illettrisme est un combat et une partie intégrante de la vie de Bruno. Pourtant, hormis son cercle familial le plus proche et quelques rares collègues de boulot à qui il a fait promettre le silence, son entourage ignore son "secret". "Je me dis que si les gens le savaient, on ne me verrait plus que comme ça, comme quelqu'un qui ne sait même pas faire ce que savent faire tous les enfants à six ans. Et j'ai honte."
"Normalement, c'est aux parents d'aider leurs enfants, pas l'inverse."
Cette honte, Bruno témoigne la sentir grandir de plus en plus en lui d'années en années. Honte de ne pas avoir de diplômes et ne pas pouvoir évoluer professionnellement, honte de ne pas pouvoir vivre "comme tout le monde", honte de pas être un papa "normal" pour ses enfants. "C'est ça qui me fait le plus de peine, souffle-t-il, la voix nouée par l'émotion. Les deux plus grands sont adolescents, ils ont toujours bien travaillé à l'école. Depuis qu'ils sont tout petits, ils ont appris à tout me lire, à m'aider à remplir mes papiers, à faire avec moi plein de choses au quotidien. Normalement, c'est aux parents d'aider leurs enfants, pas l'inverse."
Alors pour essayer de s'en sortir, depuis deux ans, Bruno suit une fois par semaine des cours destinés aux personnes en situation d'illettrisme auprès d'une association. Mais s'il assure faire de son mieux, ses progrès n'en restent pas moins modestes, avoue-t-il. Le quadragénaire entend néanmoins continuer ses efforts. Avec un objectif : "pouvoir lire un texte que j'aurais moi-même écrit pour le mariage de mes enfants."
En France, on recense 2,5 millions de personnes en situation d'illettrisme, soit 7 % des personnes ayant été scolarisées en France et âgées de 18 à 65 ans. (Source : Insee, enquête 2012 "Information et vie quotidienne").
(* le prénom a été modifié)